L
e Monde du samedi 23 décembre 2017, à propos de la vitesse maximale sur route qui pourrait passer à 80 km/h, revient sur le principe établi en 1982 par Jan-Eric Nilsson, de l’Institut suédois des routes, qu’une baisse de 1 % de la vitesse moyenne entraine une baisse de 4 % des accidents mortels. Il va de soi que la vitesse est cause d’accidents et de leur gravité. Cela étant, établir une loi mathématique à partir de là n’a guère de sens. On l’avait montré dans un numéro précédent de Pénombre (« Zéro mort, mais à cheval », n°57, mai 2012).
Comme un fait exprès, la même livraison du Monde, dans un autre article, nous présente une autre régression tout aussi farfelue, entre le réchauffement de la planète et les demandes d’asiles sur le Vieux Continent d’ici 2100. Celle-ci, qui a été établie par des chercheurs de l’université Columbia (New York) et publiée dans la revue Science, se traduirait par les affirmations péremptoires suivantes : « Un réchauffement de 4,5 °C pourrait accroître de 188 % les demandes d’asiles sur le Vieux Continent d’ici à 2100. » et « Si […] l’espèce humaine arrive à […] contenir la surchauffe planétaire autour d’un seuil d’environ 2o C, les requêtes de réfugiés ne devraient progresser que de 28 % . » Là non plus, il ne s’agit pas de mettre en cause la relation entre les deux phénomènes mais de récuser sa quantification, sa relation chiffrée, dont on notera au passage un « environ » d’un côté et un nombre précis de l’autre.
Présentée souvent sous la photo d’un « bateau » surchargé de demandeurs d’asile, la prédiction choc « les dossiers de demandes d’asile pourraient alors bondir (c’est nous qui soulignons) de 188 % » est reprise ad libitum dans les mêmes termes de quotidiens en périodiques (on peut penser que c’est le nombre qui va « bondir » plutôt que les dossiers).
Mais, au fait, que racontent-ils exactement, les travaux d’Anouch Missirian et de Wolfram Schlenker, auxquels font référence ces articles qui sont accessibles gratuitement sur internet ?
Tout d’abord, pour les paresseux qui se contenteraient de l’abstract, on lit “asylum applications by the end of the century are predicted to increase, on average, by 28 % (…) under representative concentration pathway (RCP) scenario 4.5 and by 188 % (660,000 additional applications per year) under RCP 8.5” (On prévoit que les demandes d’asile vont augmenter d’ici la fin du siècle de 2,8 % si l’on se place dans le scénario d’un réchauffement de 4,5 degrés et de 188 % dans le scénario d’une augmentation de 8,5 degrés) . Lecture trop rapide ? Strabisme ? Cette phrase devient dans Le Monde « un réchauffement de 4,5 °C pourrait accroître de 188 % ... ». On passe de 28 % à 188 %... Mais on constate également que, dans cet abstract, la prophétie commence par la phrase “Holding everything else constant ”, le « toutes choses égales par ailleurs » cher aux chercheurs. Et, dans le corps du texte de l’article, on peut aussi lire que les prédictions sont « ceteris paribus », autre manière plus distinguée de dire la même chose. Mais cela revient à affirmer, et c’est fondamental, que du fait de modifications de facteurs que nous ne pouvons pas anticiper, le lien entre réchauffement et migration sera plus, voire beaucoup plus, ou moins, voire beaucoup moins, important qu’actuellement.
À l’heure où on lance des programmes pour apprendre aux adolescents à se méfier de ce qu’ils lisent, à en chercher les sources, il serait bien que les journalistes lisent de plus près les comptes rendus des recherches qu’ils relatent, ne se contentent pas de se copier-coller entre eux et qu’ils mettent l’accent sur les réserves que l’on doit avoir quant aux prédictions issues de modèles probabilistes, même si cela fait moins de buzz…
Alfred Dittgen et Béatrice Beaufils