Texte destiné à une étudiante en statistiques qui se faisait du souci à l’idée d’aborder la difficile question des sondages.
Sachez que les sondages c’est d’abord une question de réflexion. Comme je sais que vous n’êtes pas dépourvue de cette forme d’esprit qu’il faut pour extraire de sa pensée une production de qualité, je suis sûr que vous serez parfaitement à l’aise, tant dans l’apprentissage que dans l’exercice de la discipline. Pour vous mettre en train, je vous propose quelques formules. À vous de prendre le relais.
« Les sondages sont aux hommes ce que les miroirs sont aux alouettes. »
Faut-il en déduire que les femmes ne sont pas concernées par les sondages ? Elles ne le sont pas, en effet : depuis longtemps elles ont chacune leur miroir et, de toute façon, elles sont insondables.
Quand vous en serez au dernier chapitre du cours, que l’on vous dira comment on doit faire pour traiter des chiffres bruts - des chiffres qui ne parlent guère : vous apprendrez que les chiffres sont têtus ! - il faudra vous rebeller :
« Je refuse par principe de torturer les chiffres pour les faire parler. »
en argumentant :
« Les chiffres deviennent tordus à force d’être redressés. »
Et si vous devez quand même vous exécuter, si à votre corps défendant vous devez tordre, redresser, torturer les chiffres, dites-vous bien cela :
« Avec des chiffres faux, on peut toujours faire de bons mots. »
et inscrivez-vous à Pénombre, une association qui, avec des mots justes et bons, fustige l’usage que l’on fait dans les médias de chiffres qui ne le sont pas toujours.
Enfin, puisque nous sommes toujours plus ou moins proches d’une période électorale, je voudrais élever le niveau de la réflexion et m’en référer au Général de Gaulle qui a écrit :
« Mais comment n’aurais-je pas appris que ce qui est salutaire pour le pays ne va pas sans blâme dans la nation ni sans perte dans l’élection ? »
C’est sa dernière réflexion, le mot de la fin si l’on peut dire puisque cette phrase est la dernière de ses Mémoires d’espoir. En juin 40, de Gaulle brava l’opinion(1). De toute évidence, ça lui a réussi. En mai 68, le Général brava les sondages(2). On sait ce qui lui arriva ! Rien n’est simple !
Alors les sondages ? « Un piège à gogos ? », une « pollution de la démocratie ? »(3). C’est ce que l’on nous dit parfois. À vous de vous faire votre propre idée ! Quoi qu’il en soit, aux accros des sondages (les Ségo, les Sarko et autres egos), je propose cette formule, en forme de « bourdieuserie » politico philosophique :
« Le sondage, c’est l’illusion de la réflexion. »
À méditer.
Bernard Aubry
(1) C’est du moins ce que l’on nous dit : il n’y avait pas alors de sondage pour mesurer l’opinion.
(2) Objection : pour Pierre Viansson-Ponté, « Les sondages n’annoncent pas la révolution ». Est-ce à dire que les sondages peuvent divorcer de l’opinion ?
(3) Sauf erreur de ma part, la première formule serait de Raymond Barre, la seconde de Pierre Bourdieu.