Le professeur :
Vous savez bien compter ?
Jusqu’à combien savez-vous compter ?
L’élève :
Je puis compter... à l’infini.
Le professeur :
Cela n’est pas possible, Mademoiselle.
L’élève :
Alors, mettons jusqu’à seize.
Le professeur :
Cela suffit. Il faut savoir se limiter. Comptez donc, s’il vous plaît, je vous en prie.
L’élève :
Un… deux… et puis après deux, il y a trois... quatre...
Le professeur :
Arrêtez-vous, Mademoiselle. Quel nombre est plus grand ? Trois ou quatre ?
L’élève :
Euh... trois ou quatre ? Quel nombre est plus grand ? Le plus grand de trois ou quatre ? Dans quel sens le plus grand ?
Le professeur :
Il y a des nombres plus petits et d’autres plus grands. Dans les nombres plus grands il y a plus d’unités que dans les petits...
L’élève :
... Que dans les petits nombres ?
Le professeur :
A moins que les petits aient des unités plus petites. Si elles sont toutes petites, il se peut qu’il y ait plus d’unités dans les petits nombres que dans les grands... s’il s’agit d’autres unités...
L’élève :
Dans ce cas, les petits nombres peuvent être plus grands que les grands nombres ?
Le professeur :
Laissons cela. Ça nous mènerait beaucoup trop loin : sachez seulement qu’il n’y a pas que des nombres... il y a aussi des grandeurs, des sommes, il y a des groupes, il y a des tas, des tas de choses telles que les prunes, les wagons, les oies, les pépins, etc. Supposons simplement, pour faciliter notre travail, que nous n’avons que des nombres égaux, les plus grands seront ceux qui auront le plus d’unités égales.
L’élève :
Celui qui en aura le plus sera le plus grand ? Ah, je comprends, Monsieur, vous identifiez la qualité à la quantité.
Le professeur :
Cela est trop théorique, Mademoiselle, trop théorique. Vous n’avez pas à vous inquiéter de cela. Prenons notre exemple et raisonnons sur ce cas précis. Laissons pour plus tard les conclusions générales. Nous avons le nombre quatre et le nombre trois, avec chacun un nombre toujours égal d’unités ; quel nombre sera le plus grand, le nombre plus petit ou le nombre plus grand ?
L’élève :
Excusez-moi, Monsieur... Qu’entendez-vous par le nombre le plus grand ? Est-ce celui qui est le moins petit que l’autre ?
Le professeur :
C’est ça, Mademoiselle, parfait. Vous m’avez très bien compris.
L’élève :
Alors, c’est quatre.
Le professeur :
Qu’est-ce qu’il est, le quatre ? Plus grand ou plus petit que trois ?
L’élève :
Plus petit... non, plus grand.
Le professeur :
Excellente réponse. Combien d’unités avez-vous de trois à quatre ?... ou de quatre à trois, si vous préférez ?
L’élève :
Il n’y a pas d’unités, Monsieur, entre trois et quatre. Quatre vient tout de suite après trois ; il n’y a rien du tout entre trois et quatre
Le professeur :
Je me suis mal fait comprendre. C’est sans doute ma faute. Je n’ai pas été assez clair.
L’élève :
Non, Monsieur, la faute est la mienne.
Le professeur :
Tenez. Voici trois allumettes. En voici encore une, ça fait quatre. Regardez bien, vous en avez quatre, j’en retire une, combien vous en reste-t-il ?
L’élève :
Cinq. Si trois et un font quatre, quatre et un font cinq.
Le professeur :
Ce n’est pas ça. Ce n’est pas ça du tout. Vous avez toujours tendance à additionner. Mais il faut aussi soustraire. Il ne faut pas uniquement intégrer. Il faut aussi désintégrer. C’est ça la vie. C’est ça la philosophie. C’est ça la science. C’est ça le progrès, la civilisation.
Ionesco, La leçon.
Texte proposé par Bruno Aubusson de Cavarlay
Pénombre, Juin 1994