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Précaire

"Etat des lieux", annonce La Tribune du 11 avril 2000, qui se préoccupe de "déterminer exactement le nombre de précaires en France."

 
A la fin de l’article, non seulement vous ne saurez toujours pas combien ils sont, ni "exactement" ni même approximativement, mais vous ne saurez même pas de quoi il s’agit : qu’est-ce qu’un "précaire" ? Or, tous les mesureurs, statisticiens ou autres, vous le diront : pour chiffrer quelque chose, il faut commencer par savoir de quoi on parle !

 
Pauvres travailleurs

L’article commence par signaler que "si les prestations sociales n’existaient pas, 11 millions de personnes vivraient avec moins de 90 francs par jour", soit moins que le "seuil de pauvreté". Première remarque : si les prestations n’existaient pas, l’argent en question ne passerait pas là où il passe et passerait donc ailleurs. La société et l’économie fonctionneraient autrement et nous ne pouvons savoir combien seraient au-dessous du seuil de pauvreté. Ni même, si celui-ci serait au même niveau. Ce serait peut-être mieux, peut-être pire : nul ne peut le dire. Mais en tout cas, ce ne serait pas ce que donne un calcul où on prétend enlever quelque chose en s’imaginant que le reste ne changerait pas.

Seconde remarque, les gens dont on parle ici, ont un revenu faible : on peut dire qu’ils sont pauvres. Mais ça n’a qu’un rapport indirect avec la précarité. On y revient plus loin.

Reconnaissant implicitement cette différence, l’auteur change de terrain. Il passe à celui de l’emploi. Or, une part notable des "pauvres" ci-dessus sont des personnes âgées, pour lesquelles la question de l’emploi ne se pose pas. Au moins, il ne nous promet pas une réponse : "Si l’on s’intéresse aux publics (au fait, pourquoi publics  ? nda) dans l’attente d’un emploi ou occupant un travail, définir la "précarité" reste encore très compliqué." Qu’il souhaite commencer par cette définition est louable. Qu’il signale que c’est compliqué annonce déjà que le titre de l’article ne sera pas honoré : il n’y aura pas d’état des lieux. Mais, plutôt que de dire qu’on n’y parvient pas, quitte à l’expliquer, voilà qu’on nous embarque dans une bordée de chiffrages qui vont brouiller les choses plus encore qu’avec les "pauvres" d’abord évoqués.

Il y a 1,4 million de "sous-employés", selon une définition de l’INSEE (que l’article ne reproduit pas), à quoi la CGT ajoute tous les chômeurs et une estimation à 800’000 (dont on ne sait comment elle est faite) des personnes découragées de se présenter sur le marché du travail : soit un total de 5,5 millions de sous-employés. A ce stade, le journaliste nous dit que "le concept de sous-emploi est plus restrictif que celui de précarité. "Entendons : selon cette vue, tout sous-employé serait précaire et certains précaires, viendraient s’y ajouter sans être pour autant sous-employés.

L’auteur propose d’abord d’ajouter 518’000 intérimaires et 900’000 contrats à durée déterminée, soit "environ 10% de la population active". Au passage, relevons que ces 10% représentent, nous dit-on, 1,4 million : alors que, plus haut, 1,4 million aussi de sous-employés, définition INSEE, ne représentaient, selon le même article, que 6,2% de cette même population active. Incohérence. On a dû changer de dénominateur. Et même, la différence n’est pas mince : une moitié en plus ! A cette addition, l’auteur ajoute encore quelque 220’000 emplois solidarité et 1,145 million de RMI.

Mais, l’auteur ne va pas au bout de son calcul et ne nous donne pas un chiffre global : il change de sujet encore, revenant d’une certaine façon à son premier thème : les revenus - en nous parlant du montant des allocations des chômeurs indemnisés. Montants forts inégaux dont il ressort que, précaires ou pas, les chômeurs en question (qui ont été inclus dans le décompte précédent) ne sont pas tous pauvres. Et l’article s’arrête là.

 
La précarité, mode d’emploi

Bon ! alors, dans ce méli-mélo, qui est-ce qui est précaire ou qui ne l’est pas ? Reprenons les choses à la base : que veut dire "précaire" ? Le Grand Larousse donne : "qui n’existe ou ne peut se maintenir que par une autorisation révocable. Et, par extension, qui n’offre nulle garantie de durée." Aucune idée là de pauvreté ; en revanche, une idée de durée ou, plutôt, de sécurité. Il faut y regarder de plus près.

Pauvreté et précarité, d’abord. Nous sommes tous exposés aux risques de l’existence. La vie en elle-même est précaire. Lorsqu’un accident survient, selon ce que c’est, nous y faisons mieux face si nous avons une réserve de ressources : un revenu suffisant, certes, mais aussi des économies ou un patrimoine, mais également une assurance, mais encore des relations (parents, amis). Sinon, l’accident peut avoir des conséquences fâcheuses : c’est la possibilité de celles-ci qui constitue la précarité. Le revenu est donc une protection contre la précarité ; mais une protection parmi d’autres. Il faut donc apprécier la situation globale de la personne et non seulement son revenu pour déterminer si elle est ou non en position plus ou moins précaire. Par ailleurs, le revenu en lui-même peut être précaire. Dans ce cas, la précarité de la personne résulte de la coïncidence d’une perte de revenu et, par ailleurs, d’un accident. Vu ainsi, un revenu modeste mais assuré confère moins de précarité qu’un revenu important mais aléatoire. Certains métiers très bien payés sont aussi très instables. Parfois même, s’ils sont si bien payés, c’est qu’on prend en compte leur précarité ! On voit que l’assimilation entre bas revenu et précarité est très abusive. Le lien entre les deux existe, certes, mais il est indirect et pas toujours de même sens.

Emploi et précarité, ensuite. De nos jours, il semblerait que seuls les emplois à durée indéterminée ne soient pas qualifiés de "précaires". Sans essayer de comprendre comment on en est arrivé là, observons que ce n’est pas le sens précis du mot. Un emploi à durée déterminée, justement parce qu’il est déterminé, n’est pas incertain : donc pas précaire. Une mission d’intérim, en revanche, l’est : du moins à première vue. Toutefois, certains intérimaires (pas tous, certes) sont en pratique assurés de trouver une autre mission lorsque l’actuelle s’achèverait : c’est une question d’offre et de demande. J’avais regardé ça il y a trois ans (je n’ai pas suivi comment ce pourcentage a évolué depuis) : il y avait environ 15% des intérimaires qui enchaînaient à longueur d’année mission sur mission. Pour ceux-ci, même en changeant d’employeur, ils étaient sûrs d’être employés : ils n’étaient donc pas précaires. Ce n’était là qu’une minorité, soit ! mais ça suffit pour dire qu’intérim et précaire ce n’est pas pareil. De la même façon, un boulanger, un médecin ou un garagiste ont certes des clients fidèles ; mais, ils n’ont aucune garantie que celui qui franchit leur porte aujourd’hui reviendra jamais. De ce point de vue, ils sont précaires, puisqu’ils dépendent du bon vouloir de ceux qui viendront leur acheter leurs services et les paieront pour cela : qui sont en quelque sorte leur employeur. Mais, ils jouent sur un nombre important de clients, qui ne déserteront pas tous ensemble, et ceci conjure leur précarité de la même façon que nos 15% d’intérimaires sont assurés d’un volant stable de clients instables.

A l’inverse, dans la même étude sur l’emploi, j’avais rencontré le directeur des ressources humaines d’un grand groupe de distribution : qui employait une masse sans cesse renouvelée de vendeurs embauchés à temps plein ou partiel (parfois très partiel : une nocturne de 4 heures chaque semaine). Ce n’était pas une main-d’œuvre stable ; mais il me disait qu’il les prenait toujours en CDI (contrat à durée indéterminée) : parce que c’est compliqué d’établir un contrat à durée déterminée, tout comme de le résilier en cours de route si on y est amené ; tandis "qu’il n’y a rien de plus facile que de mettre fin à un CDI". De sorte que, aussi bien au sens propre du mot que juridiquement et qu’en pratique, un CDI est parfaitement précaire !

J’en retiens qu’un emploi n’est en rien précaire en fonction de sa forme juridique : il l’est en fonction des rapports de marché qui existent entre les travailleurs d’une part et les employeurs de l’autre. Je tiens pour dénuées de signification les discussions à propos de la précarité supposée de telle ou telle forme d’emploi. Sauf à considérer, d’un point de vue sociologique, que la confusion ainsi entretenue a une fonction : une fonction politique trouble. Et ceci, tant du côté des syndicats, que du Médef et que des ministres masculins ou féminins.

Et les chiffrages dont on affuble ces débats, que les protagonistes invoquent et se jettent à la tête comme autant d’arguments prétendus, et dont l’article ici commenté n’est qu’un exemple parmi mille, ne sont qu’un vacarme statistique : qui a pour effet, sinon pour but, d’empêcher les intéressés de réfléchir.

Jean-Pierre Haug

 
Pénombre, Juin 2000