--

Prospères, yop la boum

DANS SON LIVRE « L’écologiste sceptique »1, Bjørn Lomborg annonce dès la préface ses objectifs : contribuer « à un examen démocratique et élaboré sur l’état réel de la planète », « exposer les problèmes et les examiner pour évaluer leur importance au niveau des priorités sociales et de façon globale ». Louables intentions. À leur appui, un très grand nombre de chiffres : « les chiffres peuvent être passionnants justement parce qu’ils confrontent les mythes à la réalité et nous offrent un point de vue plus clair du monde. »

L’ensemble représente plus de 700 pages. Voici quelques impressions sur une petite partie de ces pages. Ces lignes ne prétendent aucunement juger l’ensemble. J’espère que d’autres donneront leur avis.


Le PIB, champion du monde de saut en hauteur
2

Le chapitre 6, intitulé « Prospérité », nous donne des tas de bonnes nouvelles.

Il s’ouvre sur le graphique ci-dessous (p.125) :

Figure 29 - Estimation du PIB par habitant dans le monde de 0 à 2000. Il existe aussi une estimation en sens inverse pour les années de 0 à 1 000 000 d’années av. J.-C. (avec très peu de changement). La cassure correspond à la crise de 1929. (Source : DeLong 2000a.)


Puisque la légende m’y invite, je prolonge « pour les années de 0 à 1 000 000 d’années avant J.-C. », et je plains le pauvre pithécanthrope, avec son maigre PIB. Je me demande un peu si tout ça a un sens, et si c’est comme ça qu’on « confronte les mythes à la réalité ». Mais si monsieur ou madame DeLong le dit…


Pauvres de nous


Un peu plus loin se pose, naturellement, la question de la répartition des richesses actuelles. Là aussi, les nouvelles sont bonnes : « au cours des 50 dernières années, ce sont 3,4 milliards de personnes qui ont quitté le statut de pauvres » (p. 127).

La note 193, qui explique ce fabuleux résultat, dit ceci : « 1,2 milliard de pauvres en 1950, soit 1,36 milliard de non-pauvres ; 1,2 milliard de pauvres en 1998, soit 4,72 milliards de non-pauvres soit une augmentation de 3,36 milliards de non-pauvres ».

Et quand je pense en plus à tous ces futurs non-pauvres qui vont quitter le statut de pauvres rien qu’en naissant…


Soustraire ou diviser, il faut choisir


Si on compare le « monde développé » et le « monde en voie de développement », l’accroissement des richesses se fait en parfaite harmonie, comme l’indique le graphique suivant (p.126) :

Figure 32 - PIB par habitant pour le monde développé et en voie de développement en PPP$ 1985, 1950-1995. Notez les valeurs différentes sur les axes. (Source : Summers et Heston 1991, 1995, Banque mondiale 1997a.)


Et il ne faut pas écouter les mauvais esprits : « le Worldwatch Institute et l’Unicef, pour ne citer qu’eux, se plaisent à affirmer que la différence en termes de dollars entre les riches et les pauvres a augmenté. Mais c’est un impératif mathématique. Quand les riches et les pauvres démarrent à des niveaux de richesse différents et que le pourcentage annuel d’amélioration a été pratiquement identique, la différence absolue entre eux a forcément augmenté » (p. 131).

Comme j’ai bien « noté les valeurs différentes sur les axes » du graphique, je « note » quand même qu’un graphique correspondant aux affirmations du World- watch et de l’Unicef, qui pourrait être simplement le précédent sans double échelle, ne figure pas dans le livre…


200 000 fois des lieues dans les airs


Dans ce même chapitre, on apprend aussi que le monde est beaucoup plus sûr. Par exemple, les risques d’accidents d’avion « sont 150 fois moindres qu’en 1940, à tel point qu’aujourd’hui, le risque encouru sur un milliard de kilomètres est de 0,13 (en moyenne, il faudrait parcourir 7,5 milliards de kilomètres en avion, soit faire 200 000 fois le tour du monde, pour être sûr de trouver la mort) » (p. 148).

Si je fais 200 000 fois le tour du monde en avion, je comprends bien que, vu le temps passé, je quitte forcément l’avion pour un corbillard… Mais pourquoi 7,5 ? Ah oui ! Parce que 7,5 fois 0,13 font à peu près 1. C’est vrai, c’est comme à pile ou face : puisque j’ai une chance sur deux de tomber sur pile, il suffit que je joue 2 fois pour être certaine de tomber dessus (en moyenne, bien sûr).


À l’AIDS, les morts du sida ont disparu !


De plus, « le taux de mortalité dû aux catastrophes naturelles est en forte diminution depuis le début du XXe siècle » comme le montre le graphique ci-dessous (p.146) :

Figure 46 -Taux annuel de décès 1900-1999 (par décennie et dans le monde) dus aux catastrophes naturelles : épidémies, inondations, raz-de-marée et tempêtes (tornades, cyclones, ouragans, etc.), sécheresses, famines, tremblements de terre et éruptions volcaniques. La forte mortalité de la fin des années 1910 est due à l’épidémie mondiale de « grippe espagnole » de 1918, qui fit entre 20 et 25 millions de victimes, portant le taux de décès par catastrophes naturelles à 145,7 (Source : EM-DAT 2000.)


C’est sûrement vrai pour les inondations, raz-de-marée, tempêtes, sécheresses, famines, tremblements de terre et éruptions volcaniques, et tant mieux, puisqu’on me le dit. Mais quand même, pour les épidémies, j’ai un doute : fin 1999, le rapport de la Conférence de Durban sur le sida estimait à au moins 18 000 000 le nombre de morts du sida depuis le début de l’épidémie, au commencement des années 80. Ça ne me semble pas pouvoir faire moins d’un million de morts par an en moyenne pour les « 1990s ». Soit environ 16 ou 17 pour 100 000. Où sont-ils ?

Vous avez dit sceptique ?

Françoise Dixmier

1. Le cherche midi, 2004.
2. Je m’inspire librement de quelques vers de Guillaume Apollinaire :
 C’est le Christ qui monte au ciel mieux que les aviateurs
 Il détient le record du monde pour la hauteur


Pénombre, Mars 2005