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Raison statistique et débat public, discuter l’indiscutable (*)

conférence de Alain Desrosières
 

Voici le compte rendu de l’intervention qu’a faite Alain Desrosières lors de la deuxième soirée de Pénombre le 22 novembre 1994
 

La démarche de Pénombre est importante ; on doit s’interroger sur le fait qu’une telle initiative n’ait pas vu le jour plus tôt.

Chacun s’accorde sur le fait que l’information statistique est une condition de la démocratie ; en même temps, cette information est l’objet de critiques, soupçonnée de mensonges et de manipulations. La statistique est à la fois la référence du débat et la source de ses tensions.

Contrairement au droit où le débat est légitime - il est à la base de l’élaboration des textes (constitution, lois) - la statistique s’accorde mal du débat qui est un élément de malaise.

En France c’est vers les années 60 que l’on assiste à un changement : la légitimation statistique a assez bien réussi et depuis lors, la contestation n’est plus de même ampleur.

La statistique recouvre deux réalités. D’une part, elle permet la description chiffrée de la société et d’autre part elle est un ensemble de méthodes mathématiques, cette dimension ne faisant pas partie de l’espace du débat. La statistique est contestée en période de crise, à l’occasion de polémiques d’actualité (chômage, présence étrangère, etc.) ; les termes de la polémiques sont toujours les mêmes. Pénombre peut permettre de réfléchir à froid, hors actualité, et ainsi « discuter l’indiscutable ».

Quelques exemples permettent de présenter les divers types de débats tournant autour des statistiques.
 

Le débat télévisé

Un chiffre est cité par un des intervenants ; l’adversaire fournit un autre chiffre. Le malaise s’installe. En général, l’animateur conclut par un « c’est une querelle de chiffres » qui clôt le débat…

Notons que l’homme politique qui intervient seul et donne une information chiffrée est renforcé dans son argumentation. C’est le même phénomène sous une autre face.
 

Le rôle du Conseil national de l’information statistique

Le CNIS concourt à la diffusion de l’information statistique et regroupe en son sein l’ensemble des partenaires producteurs ou utilisateurs de statistiques. Est-ce vraiment un lieu de débat ?

En fait le "débat" porte toujours sur les manques, « on n’a rien sur… », et jamais sur le fond. Il y a une réflexion à mener sur le fonctionnement du CNIS.
 

Les pays de l’Est et le plan

La statistique y est une risée parce que complètement biaisée par la nécessité du plan. Il existe des cas comparables dans les pays développés à chaque fois qu’il y a interaction entre description et action.

D’une façon générale, l’information est tiraillée entre la « visée de la réalité » et le fait que « la mesure n’est que le produit de la démarche ». On peut se rapporter à la discussion de Paul Ricœur dans "Temps et récit" sur le récit historique (qui implique une visée de vérité) et le récit de fiction.

Dans sa dimension descriptive, la statistique revendique l’autonomie (indépendance des instituts de statistique etc.)
 

L’approche de la pauvreté

La définition des indicateurs de pauvreté au niveau européen est tout à fait instructive. Le choix d’un seuil de pauvreté est nécessairement fonction de l’état général de la société. Il faut définir un seuil qui permette une politique qui s’adresse à un nombre suffisant de personnes sans toutefois remettre en cause la nature de la société. Par exemple un seuil qui "définisse" 20 à 30% de pauvres dans l’ensemble de la société. Au niveau européen, la définition d’un tel seuil (exprimé en écus) est encore plus difficile compte tenu de la diversité des situations des pays membres. Une réflexion sur la pauvreté absolue et la pauvreté relative est donc inéluctable ; la définition de la pauvreté relative implique l’utilisation de quartiles. Ces types de discussion sont très importants.
 

La santé

Le récent programmme mis en place devait répondre à la fois à l’amélioration de la gestion économique et à l’amélioration de la médicalisation. La difficulté vient de ce qu’il y a rapprochement de deux principes de jugement différents. D’une part, il existe un bien commun collectif qu’il faut protéger et d’autre part, chaque personne est incommensurable à une autre.
 

Contestation de l’observation statistique

Les écologistes allemands ont contesté le principe du recensement (atteinte à la vie privée etc.), jusqu’à l’annulation effective de l’opération. En France, la CNIL a pendant longtemps eu des relations difficiles avec les statisticiens ou les ministères disposant de fichiers administratifs de personnes. Ainsi, la CNIL avait voulu refuser à l’Education nationale de prendre en compte la profession des parents des élèves dans ses fichiers. Dans de tel cas, la question de la connaissance est directement posée ; sans cette information, il n’est plus possible de faire de la sociologie de l’éducation.
 

En conclusion, il faut trouver le fil qui permet de lier tout cela. Il faut étudier des situations différentes et penser ensemble pour que le dialogue ne se réduise pas à un soliloque.

Ce serait une erreur de vouloir séparer la description et l’action ; il faut tendre à la "visée de réalité" et à un type de jugement qui permette de mesurer l’action (évaluation).

Le processus doit être circulaire entre information/action/évaluation/information. Mais cet objectif est difficile à cause de l’économie cognitive : on ne peut pas sans arrêt remettre tout en cause.

Compte rendu de Christiane Ducastelle
 

(*) Le titre donné à la conférence d’Alain Desrosières provient de ses ouvrages, notamment du livre La politique des grands nombres, histoire de la raison statistique (Ed. de la Découverte, 1993) que nous avons signalé dans le n°5 de Pénombre. Le lecteur intéressé trouvera également de plus longs développements dans un article paru en 1992 (DESROSIERES, « Discuter l’indiscutable. Raison statistique et espace public », Raisons Pratiques, 3, 1992, p.131-154).

 
Pénombre, Février 1995