PEUT-ON FAIRE DES STATISTIQUES sur les comportements individuels sans les commenter ? C’est ce que vient de faire une équipe de recherche de l’Inserm pour le Conseil supérieur de l’audiovisuel à travers une enquête menée en 2003 auprès de 15 000 jeunes, dont plus de 9 000 âgés de 14 à 18 ans avaient répondu, entre autres questions, sur leur santé et leurs usages d’alcool, de tabac et d’autres drogues, et à deux questions spécifiques sur leur visionnage d’images et de films pornographiques. L’article paru dans La Croix du 24 novembre 2004 est intitulé « la pornographie, un danger pour les ados ». Il est le pendant du dossier d’actualité n°178 consultable sur le site du CSA (www.csa.fr) : « Les effets de la pornographie chez les adolescents ».
Certes, les comportements des adolescents ont de quoi surprendre, puisque 80 % des garçons et 45 % des filles de 14 à 18 ans disent avoir regardé un film X au cours des 12 derniers mois, et que près d’un garçon sur dix et une fille sur cinquante en auraient regardé au moins 10 au cours de la période. Mais en soi, ces chiffres ne nous disent rien sur le « danger » que représenteraient ces images pour les adolescents, si ce n’est une occasion de se faire pincer par ses parents dans une situation délicate et pour certains, moralement condamnable.
Pour les chercheurs de l’Inserm, le risque n’est pourtant pas seulement moral mais objectif : suicide, consommation d’alcool et de cannabis, fugues, etc. Les associations relevées par les auteurs sont sans aucun doute justes. Mais peut-on affirmer avec eux que « regarder des films pornographiques multiplie considérablement les risques de conduites auto-destructrices : cigarette, alcool et suicide » ? Le X contraindrait-il ses spectateurs à un mode de vie risqué pour leur santé ?
Boire, fumer et fuguer sont des conduites dangereuses ; or, elles sont liées à la vision d’images X, c’est donc que les images X sont bien objectivement dangereuses.
Pourquoi cette erreur est-elle crédible ? En général, les chercheurs commentent leurs analyses, plus encore lorsqu’il s’agit d’un résultat inédit, ce qui est le cas : l’absence d’interprétation frustre ici le désir de sens et de compréhension. Le silence impose de considérer le lien comme évident, et d’en trouver par soi-même la signification.
Il est d’autant plus facile de croire à ce paralogisme que le X est couramment reconnu comme moralement condamnable. L’apparent paradoxe pourrait même renforcer la crédibilité de l’information : les films pornographiques ne poussent pas explicitement au suicide ou à la consommation de drogue, mais puisqu’ils le font, c’est qu’ils sont doués d’un pouvoir mystérieux et d’autant plus dangereux sur les esprits. Bref, la vérité a longtemps été cachée, et elle éclate enfin... et cela est d’autant plus grave qu’il s’agit d’adolescents.
Réfléchissons. Pour regarder des films à l’adolescence, il faut disposer de loisirs et de temps sans surveillance parentale. Mais il faut du matériel (télévision, abonnement à des chaînes payantes, accès à l’Internet, etc.) Il y a donc fort à parier que ces spectateurs du X sont également d’importants consommateurs de loisirs, d’Internet, de télévision et de jeux vidéos mais aussi pourquoi pas, de soirées et de sorties entre amis. D’où probablement le lien avec les consommations de produits psychoactifs.
Qu’en est-il alors du lien avec les tentatives de suicide ou la dépression ? Ce lien existe déjà avec l’alcool, la séparation parentale, le tabac, le cannabis, la souffrance affective, etc. De plus, est-on certain que les tentatives de suicide sont provoquées ou favorisées par le visionnage des films X plutôt que par des problèmes affectifs ou scolaires ? Bref il est probable que le X fasse aujourd’hui partie d’un ensemble d’expériences adolescentes et que le sens et la répétition de celles-ci dépendent grandement de bon nombre de facteurs cachés.
Selon les auteurs, il faut donc accroître le contrôle parental sur les enfants et le contrôle du CSA sur la diffusion des images. Cette conclusion est triviale, mais dérive-t-elle vraiment de l’analyse ? Car enfin, les auteurs n’ont mis en évidence qu’une corrélation entre visionnage de films X et consommations de drogues ou suicide mais n’ont fourni aucune explication. On peut tout aussi bien conclure la même chose avec le divorce des parents ou la consommation d’alcool.
La pornographie prétend révéler le désir en le débarrassant de ses vêtements et en le réduisant à la crudité des corps. Cette étude sur la pornographie impose de même comme image de la vérité la nudité du chiffre expert, analysé, débarrassé des facteurs de confusion qui sont autant de voiles nous occultant la réalité.
Mais le chiffre n’existe pas par soi et ne signifie pas isolément. Il ne peut se substituer à l’explication et au désir de compréhension.
Xavier Solombre
Pénombre, Juin 2005