Réponse à l’article de René Padieu « Démographes has been » (n°46)
LES COMMENTAIRES de René Padieu sur l’usage de la notion de « vies épargnées » sur les routes dans une période donnée me paraissent bien sévères. Il faut simplement comme il le rappelle « comprendre ce calcul ». L’insécurité routière a l’avantage de réagir très rapidement à des actions gouvernementales pertinentes. Nous observons une tendance longue à l’amélioration, produite par la sécurité croissante de l’infrastructure et des véhicules, alors que les kilomètres parcourus n’augmentent plus dans des proportions importantes. Sur cette tendance se greffent des périodes de stagnation ou de progrès rapides, produits par des actions sur les comportements humains. L’inversion brutale de la tendance au cours de l’été 1973 (port obligatoire de la ceinture et limitation de vitesse) en avait été un bon exemple. Plus récemment nous avons vécu une période de stagnation de l’insécurité routière lors de la législature 1997/2002 (passage de 8 561 tués dans les 12 mois précédant l’alternance de 1997 à 8 368 tués dans les 12 mois précédant l’alternance de 2002, soit une réduction de 2,2 %), suivie d’une amélioration brutale et importante (4 632 en mai 2007, soit une réduction de 44,6 % en cinq ans).
La place donnée au problème par Jacques Chirac dans son discours du 14 juillet 2002 avait provoqué un scepticisme justifié par des précédentes annonces sans lendemain (se baigner dans une Seine aux eaux claires, évacuer le campus de Jussieu pour « la fin de l’année » afin de le désamianter ! C’était en 1996 et le travail est encore loin d’être achevé). Les incrédules (j’en étais) se trompaient et nous avons assisté à une transformation profonde de la crédibilité des règles sur les limitations de vitesse, avec l’effondrement brutal (d’un mois sur l’autre) de la mortalité routière à partir de l’annonce des décisions de décembre 2002. Ce genre d’événement est aussi difficile à prédire que la crise des ‘subprimes’ ou l’évolution du cours du pétrole, car il dépend en grande partie d’effets psychologiques modifiant le risque ressenti d’être sanctionné. Au cours de cette période, la courbe traçant l’évolution du nombre de tués pendant les douze mois précédents est impressionnante (valeur glissante annuelle). Elle permet de justifier cette notion de vies épargnées sur une période donnée. Le lien avec le changement de politique est peu discutable du fait de la simultanéité des deux séries d’événements et de l’importance des mesures prises, qui ne se sont pas limitées à l’annonce de l’installation de radars automatiques (opérationnels seulement dix mois après le début de l’embellie). La réduction des tolérances sur les excès de vitesse (5 km/h ou 5 % au delà de 100 km/h), la fin de la pratique des indulgences qui était un trafic d’influence à grande échelle, la responsabilité du propriétaire du véhicule contrôlé, l’augmentation des points retirés pour certaines infractions, ont cumulé leurs effets.
Dernier argument, la réduction de la vitesse moyenne mesurée de 9 km/h qui confirme les connaissances acquises par les modélisateurs de l’insécurité routière (un abaissement de 1 % de la vitesse moyenne réduit la mortalité de près de 4 %).
Si l’insécurité routière était restée pendant la période juin 2002/mai 2007 au même niveau que dans la période juin 1997/mai 2002 (42 632 tués), le nombre de vies épargnées aurait été nul. Le fait que le nombre de tués ait été de 28 050 pendant cette législature permet de dire que la nouvelle politique mise en œuvre en 2002 a sauvé 14 582 personnes. L’affirmation n’a pas la valeur d’une analyse quantifiant les fractions attribuables à tous les facteurs qui sont intervenus pendant cette période, mais elle indique bien l’ordre de grandeur d’un succès indiscutable (1).
Si l’on veut couper les statistiques en quatre, on peut débattre de la notion de morts évitées deux fois ou de vies épargnées deux fois, puisque nous sommes dans un système où les boules continuent de rouler sur les routes après avoir été « sauvées », comme lors de tirages au sort avec réintroduction des boules dans l’urne. Comme un malade peut guérir d’un cancer, puis deux ans après en faire un autre qui sera également traité avec succès, un automobiliste (non pas un en particulier, mais un parmi 35 millions !) peut ne pas mourir sur la route du fait de la réduction de l’accidentalité, puis une nouvelle fois, dans cette procédure de tirage au sort, gagner à nouveau le gros lot. Mélanie Leclair (« Sauvetage ? », Lettre blanche n° 36) avait noté que les bénéficiaires de cette réduction restent indéfinis. C’est une caractéristique générale d’un effet de prévention primaire : ceux qui ont été sauvés ne sauront jamais s’ils font partie de ceux qui ont échappé à la mort du fait d’une action publique efficace. Il faudrait allonger 14 582 humains sur la pelouse d’un stade et les faire se relever pour concrétiser ce que représente un gain de cette nature. L’effet est encore plus important si l’on compte les années de vie épargnées car la moyenne d’âge des morts de la route est de trente ans (c’est ce que nous avions fait dans le séminaire de l’Ined auquel fait référence René Padieu et cette référence me semble également pertinente). Il faudrait consacrer une vespérale aux statistiques de sécurité routière, notamment à celles qui nous font défaut et aux interprétations discutées. L’effet de l’anticipation de l’amnistie des fautes de conduite est à lui seul un sujet passionnant qui nous plonge dans l’évaluation de l’effet d’un acte ponctuel susceptible d’être anticipé et de modifier un comportement, dans l’analyse d’une série chronologique. Il serait intéressant d’inviter les différents acteurs de ce débat conflictuel de 2002, certains niant l’effet de l’amnistie, d’autres quantifiant son importance en centaines de tués sur les routes.
Claude Got
(1) : Les valeurs indiquées portent sur la mortalité dans un délai de trente jours après l’accident. Il est possible de discuter la précision du coefficient de 1,069 utilisé pour convertir les données à six jours antérieures à 2005 en données à trente jours, mais l’imprécision éventuelle ne peut modifier de façon significative l’interprétation des résultats.