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Chroniques d'outre-nombre

Victor Descombres

N°5 - Octobre 1997

 

Fractions de vérité?

Ceux qui s'intéressent à l'histoire de la criminologie ont dû entendre parler, un jour, d'Etienne De Greeff, criminologue belge qui fut médecin anthropologue à la prison centrale de Louvain pendant plus de 30 ans. Dans un article qu'il publia dans la revue Esprit, en 1955, on trouve le passage suivant 1:

«De la longue expérience que j'ai eue à Louvain vers cette époque, je crois pouvoir conclure que, parmi les détenus qui entrent en prison pour la première fois, il y en a environ 30% qui ne recommenceraient pas, même si on n'exerçait sur eux aucune rééducation. Ce sont ces détenus-là qui sont tout indiqués pour les prisons modèles! Quoi qu'on fasse, les résultats seront excellents. Il faut une sanction sans doute, puisque la société a ses exigences, mais on est certain qu'ils évolueront bien. Les établissements modèles donneront donc en général de bons résultats, même si on dispose d'aucune méthode; ils font naturellement l'admiration des visiteurs.

D'un autre côté, il y aura, selon les groupes, de 20 à 45% de récidivistes, et ces chiffres sont sensiblement les mêmes dans tous les pays. C'est dire que, là où il y a quelque chose à changer, on se trouve toujours dans la même impuissance et la même ignorance. L'existence des prisons spéciales pour récidivistes ne change rien à l'échec.

Il reste donc environ 30 à 35% de sujets pour qui l'avenir est susceptible d'être influencé par la prison, et pour qui on peut faire quelque chose: leur apprendre à lire, leur apprendre un métier, leur apprendre la responsabilité de leurs actes journaliers, les traiter psychologiquement et médicalement s'il y a lieu .»2

L'affirmation de l'existence de ces trois catégories n'engage pas trop notre criminologue, plein de bon sens! Mais ce que lui permet sa longue expérience c'est de quantifier ces trois groupes. La part du premier semble bien connue c'est 30% (sic). Pour les deux autres, on nous propose des intervalles [20%; 45%] et [30% ; 35%]. Cela fait sérieux, scientifique. Intervalles de confiance? Hélas, le lecteur quelque peu attentif s'étonnera tout de même de constater que les deux intervalles n'ont pas la même étendue: 25 points pour l'un, 5 points pour l'autre. Ainsi, dans un groupe comprenant 20% de récidivistes, il faudra bien supposer l'existence d'un quatrième groupe d'au moins 15% (100% - [30% + 20% + 35 %])! Plus sérieusement, on voit que ces deux intervalles ont un élément commun, leur centre est proche d'1/3 (32,5%).

 

Masque de l'ignorance

Ainsi derrière tous ces pourcentages, se cachent en fait trois fractions égales à 1/3. Quand vous supposez l'existence, dans une population, de trois groupes distincts dont vous ignorez tout de la distribution, vous aurez sans doute la prudence de considérer que chaque catégorie représente le tiers du tout. C'est l'hypothèse d'équirépartition. Notre criminologue fait la même chose en faisant semblant de faire autrement, et mieux.

Ce recours à l'équirépartition qui ne dit pas son nom est un grand classique de l'usage du nombre dans les questions de société. Ainsi le nombre, au mieux outil de connaissance, au pire instrument du mensonge est ici masque de l'ignorance. Nous en avions vu un autre exemple, dans une chronique précédente à propos du taux de récidive qui, évidemment valait 50% - hypothèse d'équirépartition.

N'allez pas en conclure qu'il faille systématiquement se méfier des fractions rondes - comme on parle des chiffres ronds - 10%, 1/3, 1/4, 50%, 2/3, 3/4, 90% ... Leur usage est au contraire tout à fait recommandé quand il s'agit d'arrondir des fractions qui sont véritablement le résultat d'une mesure - et non une simple vue de l'esprit - afin de rendre le discours plus compréhensible. Il est toujours un peu affligeant d'entendre citer tel ou tel pourcentage avec une kyrielle de chiffres après la virgule sans que le locuteur se pose la moindre question sur le sens de tous ces chiffres.

Entiers ou fractions, les questions à se poser sont toujours les mêmes: d'où viennent ces nombres - quelle en est la source -, comment ont-ils été élaborés, à partir de quels concepts, à l'aide de quelle méthode de collecte? L'argument d'autorité du praticien («de la longue expérience que j'ai eue...») n'est évidemment pas recevable quand il s'agit de mesurer des phénomènes.

 

V.D.

 

1 De Greeff (E.), "Bilan d'une expérience.Trente ans comme médecin anthropoloque des prisons en Belgique", Esprit, 1955, n° 65, 1992, p. 649-674.

2 Texte cité dans Faugeron (C.), Le Boulaire (J-M), Quelques remarques à propos de la récidive, Cesdip, Etudes et données pénales, n° 65, 1992, p. 5.