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Les inédits

 

LES PALMARES, UN BUSINESS RENTABLE, UNE AFFAIRE SERIEUSE


Comment peut-on expliquer l’inflation de palmarès publiés (des parlementaires, des villes, des régions, des lycées, des universités, des hôpitaux, et même des évêchés !) par la presse depuis une dizaine d’années ? Les palmarès peuvent être appréhendés comme des objets journalistiques relativement ludiques, à la mode, et l’on peut adopter face à leur inflation plusieurs attitudes : le mépris expert, l’amusement, l’agacement, l’enthousiasme, la réaction épidermique, etc. Notre posture sera différente et consistera à les prendre au sérieux, faisant le pari que leur multiplication est révélatrice de dynamiques socio-politiques décisives. Il y a en effet une parenté, un « air de famille » troublant entre tous ces classements, qui portent sur des univers a priori hétérogènes. C’est qu’ils promeuvent tous une posture consumériste dans des mondes jusqu’alors fortement autonomes, dominés par des professions puissantes (magistrats, enseignants, médecins, etc.) dont les principes d’action cardinaux étaient – et le sont encore, heureusement ! - le dévouement, l’altruisme, l’individualisme, le secret professionnel, la prise en charge singulière ; ils véhiculent tous une conception marchande des services rendus par les professionnels, faisant planer le spectre d’une soumission croissante de leurs pratiques à des impératifs extra-professionnels, économiques et gestionnaires en particulier. Il est alors tentant de reprendre à notre compte le questionnement de l’historien Erwin Panofsky, qui s’interrogeait sur l’homologie existant entre l’architecture gothique et la pensée scolastique : et si, en l’espèce, l’inflation des palmarès était une manifestation de l’« esprit du temps », c’est-à-dire de schèmes de pensée et d’action propres à notre époque, qui trouvent à s’exprimer, sous des formes différentes, dans de nombreuses sphères d’activités sociales ? Le pari sociologique consiste alors à s’intéresser à ces objets à première vue anodins, dérisoires, sinon indignes, avec l’espoir qu’en démêlant l’écheveau des connaissances, expertises, acteurs mêlées de près ou de loin à leur fabrication, on pourra remonter à des tendances lourdes qui travaillent les démocraties industrielles avancées. On raisonnera ici principalement à partir du monde de la santé et de la médecine, tant il est vrai que ce dernier a été particulièrement affecté par le phénomène palmarès : le fort retentissement des palmarès hospitaliers, publiés annuellement depuis 1997, mais aussi l’impact du désormais fameux palmarès des systèmes de santé réalisés par les experts de l’OMS en 2000 incitent grandement à considérer avec attention ces classements.

Ainsi, les palmarès peuvent être considérés comme des traceurs de transformations sociales et politiques plus larges, qui sont autant de conditions de possibilité de ceux-là. Ce questionnement suppose préalablement de se départir du réflexe médiacentrique, i.e. la tendance à surestimer l’autonomie du travail et le « pouvoir » des journalistes. Ceux-ci, en effet, mobilisent dans leurs pratiques quotidiennes des données, utilisent un vocabulaire, mettent en forme des thématiques et des problèmes qui ont été construits et produits ailleurs, c’est-à-dire, pour une très grande part, dans la sphère étatique. On en veut d’ailleurs pour preuve – nous y reviendrons - que dans d’autres pays, les classements d’hôpitaux ont été élaborés et rendus publics par l’État et/ou les financeurs, lato sensu (assureurs, caisses d’assurance maladie, mutuelles, etc.). En France, il aurait été impossible de réaliser ce type de classements si n’avait pas été mis sur pied le système d’informations médicalisées PMSI, si n’avaient pas été réalisées par les médecins conseils de la CNAMts des évaluations de services hospitaliers, et, plus fondamentalement encore, si des « tireurs d’alarme », liés à l’appareil d’État ou au monde médical, n’avaient pas imposé, au cours des années 90, l’idée qu’il existe en France un problème d’efficience, de qualité et de sécurité des soins. Les palmarès hospitaliers sont donc étroitement indexés aux transformations qui ont affecté à la fois l’État, la médecine, la presse ainsi que les relations que ces trois univers sociaux entretiennent. C’est principalement sur la genèse sociale et politique de ces objets statistiques que nous nous attarderons, donnant ainsi quelques pistes pour contextualiser le phénomène palmarès. Il s’agira ainsi de s’interroger sur ce qui rend mentalement concevable et techniquement possible ces opérations statistiques. En conclusion, nous évoquerons sur les effets de ce type de publication, nous interrogeant sur le fait de savoir si les palmarès ne relèvent pas d’un « populisme de marché » caractéristique des vingt années qui viennent de s’écouler.

 

Transformations de la gouvernementalité et quantophrénie : vers une « société de l’audit » ?

Il est impossible de comprendre l’engouement journalistique pour les palmarès classant les organisations du service public en fonction de leur « performance » si l’on n’a pas à l’esprit les transformations contemporaines de l’État, ou, plus précisément, de la gouvernementalité, entendue, à la suite de Michel Foucault comme la matrice structurée à l’intérieur de laquelle sont articulés les projets, schémas, stratégies, manœuvres que les autorités adoptent dans leur projet plus général d’orienter à distance les croyances et les conduites des sujets dans les directions désirées, au moyen d’une action sur leur volonté, leurs conditions de vie, leur environnement. Dans ce nouveau régime de gouvernementalité, baptisé dans le débat public de « néolibéralisme », la quantification est la technologie politique reine, au point que certains ont pu prophétiser l’avènement d’une « société de l’audit » (Michael Power).

Les débats relatifs à la réforme de l’État ont tendance à se polariser sur l’enjeu de privatisation des services publics, du « plus ou moins d’État ». Si cet aspect du programme néolibéral ne doit pas être sous-estimé, il ne doit cependant pas masquer l’ampleur des transformations qui affectent l’ensemble des services publics, aboutissant, depuis plus de vingt ans, à brouiller toujours davantage les frontières entre l’État et le marché, à banaliser la gestion publique. Les mots totems de la « modernisation » de l’État - l’« évaluation », la « responsabilisation », l’ « autonomie », la « contractualisation », la concurrence - accompagnent symboliquement la redéfinition des modalités de régulation à distance des conduites, qui récupèrent les aspirations à l’autonomie et à la responsabilisation des individus. Dans un livre récent remarquable consacré aux réformes du système éducatif (L’Ecole n’est pas une entreprise, Paris, La Découverte, 2003), le sociologue Christian Laval évoque la généralisation de l’utilitarisme et de l’imaginaire du commerce : si l’État providence avait fondé son essor à la fois sur l’organisation bureaucratique ainsi que sur une large délégation de pouvoirs aux professionnels (médecins, enseignants, magistrats, assistantes sociales, etc.), les recompositions de l’État à l’œuvre depuis la fin des années 70 consistent en la marchandisation des services publics. Ces derniers sont, en effet, de plus en plus conçus comme des prestations de services pouvant être délivrées par des opérateurs publics et privés en concurrence à des consommateurs (et non des citoyens) cherchant à maximiser leur bien-être individuel. Les prestataires sont alors liés par contrat (un « cahier des charges ») à l’État - revêtant les atours du « stratège », du « pilote » ou du « régulateur » - qui, en contrepartie d’une large autonomie accordée à ces derniers, s’arroge le droit de procéder à leur évaluation, forcément « objective », afin d’ajuster les ressources attribuées en fonction de la « performance » constatée. L’aiguillon économique de la concurrence et de l’évaluation doit, dans la perspective de la « nouvelle gestion publique », inciter les professionnels et agents du service public à hausser leur niveau d’activité et la qualité de leurs services, en un mot, à assurer leur « efficience » maximale. Si les individus sont plus libres dans l’organisation de leur travail, ils sont davantage contraints dans leurs objectifs, même si ces derniers font formellement l’objet d’un contrat ou d’une négociation avec les financeurs publics. Ils doivent faire montre d’une grande autodiscipline et d’une capacité élevée à s’autocontrôler puisque de la réalisation des objectifs dépend leur avancement et/ou leur rémunération. En un sens, il est possible de parler d’un processus d’internalisation du contrôle social : le contrôle exercé jadis par les supérieurs dans l’organisation bureaucratique est maintenant un contrôle exercé par les agents sur eux-mêmes, les financeurs se limitant à une évaluation ex post du travail effectué. On le voit, l’information, et en particulier l’information chiffrée, est indispensable à la mise en œuvre de ce nouveau gouvernement des conduites. Sans elle, impossible d’élaborer des objectifs, des normes, des standards « pertinents » et de procéder à la vérification de leur respect par les « opérateurs décentralisés ». Le nouvel esprit gestionnaire se caractérise ainsi d’abord et avant tout par une volonté inébranlable de quantifier (Albert Ogien).

 

La transparence, nouvel impératif catégorique. Gouverner par les nombres

S’il y a un mot emblématique de la modernisation des services publics, c’est bien celui de « transparence ». L’époque, nous disent les hommes politiques, les experts et les journalistes, est à la reddition de compte généralisée et systématique au consommateur/contribuable, qui veut désormais « en avoir pour son argent ». Il n’est plus question, poursuivent-ils, de se cacher derrière des statuts protecteurs – celui de fonctionnaire ou de professionnel – pour éviter d’expliciter, individuellement et collectivement, sa contribution au bien-être collectif et, au besoin, de justifier les raisons d’une médiocre « performance ». Depuis vingt ans, dans tous les pays et dans tous les secteurs d’action publique, on assiste à une véritable boulimie d’indicateurs de performance et, plus largement, à une logomachie sur la nécessité de mettre en place des systèmes d’information exhaustifs afin de suivre, en temps réel, le rendement (car c’est souvent de cela qu’il s’agit) des services publics. Il n’est pas exagéré de parler de quantophrénie, semblable à celle qui s’est emparé, à la fin du XIXème siècle, en pleine euphorie scientiste, des réformateurs sociaux et politiques. Aucune institution, aucun service ne doit se soustraire à la mesure, même les plus individualisés, personnalisés, subjectifs d’entre eux. La finalité est double : en comparant, de manière chiffrée, toutes les organisations d’un même secteur (par exemple, les hôpitaux), il s’agit d’instaurer une concurrence ou un benchmarking permanent, qui inciterait les agents à hausser continûment leur effort au niveau des « plus performants » ; de plus, en délivrant directement ces informations chiffrées aux « usagers »/ « consommateurs », supposés voter avec leurs pieds, l’émulation en serait encore renforcée. Pris en étau entre le marteau des régulateurs et l’enclume des consommateurs, les agents et les professionnels des services publics seraient ainsi contraints de revoir leurs pratiques, l’organisation de leur travail, leurs routines. Les chiffres sont ici, selon le mot heureux de Nikolas Rose, des « technologies de l’âme ». Ils constituent la pièce maîtresse d’un dispositif complexe de règlements, d’incitations (notamment financières), de micro-disciplines, de standards et de normes qui ont pour finalité de réguler, standardiser, homogénéiser les conduites. S’installe ainsi peu à peu un véritable culte de la « performance » ; car s’il y a des débats autour des modalités de mesure de la « performance », il y en a de moins en moins autour de l’idée même de « performance » ou d’ « efficience » : qui soutiendrait aujourd’hui qu’un hôpital ne doit pas être « performant »? Qui s’opposerait à la « rationalisation », à l’ « évaluation » de l’hôpital en particulier et de la médecine en général ? Là réside le principal coup de force de la nouvelle gestion publique, puisque derrière un mot d’apparence consensuel, se cache une véritable révolution symbolique : la soumission des services publics, notamment éducatif et sanitaire, à la rationalité formelle gestionnaire et, au-delà, à la logique utilitariste (rendement, efficience). Les débats se déroulent désormais dans un périmètre idéologique restreint…

 

Le petit magicien indépendant et l’ogre bureaucratique

Le secteur de la santé n’a pas été épargné par la montée en puissance de cet esprit gestionnaire, de ce managérialisme. On y a vu en effet monter en puissance un nouveau vocabulaire (celui de l’entreprise performante, du consumérisme), de nouvelles expertises (économie et gestion de la santé notamment), de nouveaux métiers (en particulier ceux de l’informatique, de la gestion, du marketing), de nouveaux rôles (le gestionnaire de risques, l’usager/consommateur, le manager). Des systèmes d’information inédits ont été mis en place, plus ou moins laborieusement selon les pays.

 

La déstabilisation du concordat entre la médecine, l’État et le marché

Pendant près d’un siècle, la médecine a bénéficié d’un statut enviable : en tant que profession, elle échappait à la double emprise de l’État et du marché. D’un côté l’État lui accordait et lui garantissait l’autonomie et l’autorégulation, tandis qu’il finançait les infrastructures et, après la seconde guerre mondiale, solvabilisait massivement la demande. Les médecins quant à eux décidaient souverainement de l’allocation des ressources publiques ainsi mises à leur disposition. Pourquoi un tel « contrat » entre la médecine libérale et les pouvoirs publics ? Parce que les médecins se voyaient confier par l’État un rôle important de régulation sociale, qui impliquait que leur expertise s’exerçât en pleine indépendance. En délivrant, par exemple, les certificats d’arrêt de travail, en tenant le rôle d’expert auprès des tribunaux, en médicalisant, surtout, la prise en charge des problèmes sociaux, la profession médicale participait à la régulation au plus près, au « ras du sol », des conduites. On retrouve ici l’importance de l’expertise professionnelle dans le développement de l’État social. D’un autre côté, le statut professionnel a permis d’instaurer un marché du travail fermé, c’est-à-dire, avant toute chose, une limitation de la concurrence, assurant des revenus élevés aux médecins. Le libéralisme médical est antinomique du libéralisme économique. Ce deal, cette « grande accommodation » (Paul Starr), entre l’État, le marché, la médecine a fort bien fonctionné : au cours des trente glorieuses, la médecine s’est industrialisée, massifiée, démocratisée, ce qui a entraîné une inflation des dépenses de santé. Les médecins se sont enrichis, tout en conservant les principes fondamentaux de la médecine libérale, le parc hospitalier a connu un essor formidable, les assurés sociaux ont pu accéder à des traitements de plus en plus lourds et coûteux et bénéficier de conditions d’accueil confortables dans les hôpitaux.

Toutefois, on voit combien ce compromis est de plus en plus intenable quand les ressources se tarissent et que les dépenses s’envolent, quand la démographie médicale explose et que les concurrences internes s’intensifient, quand les patients, pour qui la médecine fait désormais partie de l’univers quotidien, haussent leur niveau d’exigences et montrent une défiance certaine à l’égard des médecins, quand l’ampleur des sommes en jeu (la France consacre 1000 milliards annuels pour sa santé) suscitent bien des convoitises (des assureurs, de l’industrie pharmaceutique…), etc. Depuis vingt ans, l’État fait son retour dans l’univers médical, en s’appuyant au besoin, on l’a vu, sur les forces du marché : il s’agit pour lui de rogner la large autonomie jadis accordée aux médecins. Comme tout le monde, ces derniers doivent désormais être « transparents », c’est-à-dire rendre des comptes à l’État et au contribuable sur l’utilisation qu’ils font des ressources publiques, sur le coût, la qualité et la pertinence de leurs prestations ; ils sont sommés de composer avec les impératifs de gestion et d’organisation des soins que portent les hauts fonctionnaires en charge du secteur, les directeurs d’hôpitaux, les gestionnaires des caisses d’assurance maladie, etc. ; ils sont enjoints d’accepter de se soumettre aux verdicts de l’évaluation, de la concurrence, des consommateurs souverains. La pratique (libérale) de la médecine a ainsi été problématisée : l’individualisme (le médecin libéral exerçant en solo son art), le secret professionnel (qui fait obstacle à la mise sur pied de systèmes d’information), les valeurs du professionnalisme (assimilé à du « corporatisme ») ont été perçus, particulièrement à compter des années 90, comme des obstacles à une organisation efficiente du système de soins (notons, au passage, que l’idée de « système » de santé – lequel doit être « régulé » - traduit la vue globale et en surplomb des fonctionnaires de l’État et de l’assurance maladie alors que les médecins et les patients limitent leur horizon au cabinet ou au service de l’hôpital du coin). Au petit magicien indépendant, les pouvoirs publics veulent substituer un « technicien » ou un « ingénieur » de la santé, rouage d’un processus de production des soins beaucoup plus vaste, et dont la contribution à ce dernier doit être évaluée pour, au besoin, l’améliorer. En ce sens, c’est bien à un processus de bureaucratisation (au sens que Max Weber donnait à ce terme, i.e. la recherche délibérée de la prévisibilité, de la régularité, du rendement) de la médecine auquel nous assistons. C’est à ce stade qu’interviennent les statistiques dont la fonction est de superviser (ou « contrôler » selon une terminologie plus polémique) en routine les pratiques des professionnels de la santé.

 

Nouvelles expertises et nouveaux problèmes : la « guilde » médicale convoquée devant le tribunal de la loi des grands nombres

Dans tous les pays occidentaux, depuis les années 80, les pouvoirs publics et, plus largement, les payeurs (caisses d’assurance maladie, assureurs, mutuelles), tentent de mettre en place des dispositifs de recueil, de collecte, de traitement de données statistiques sur les pratiques médicales. De nouveaux experts – économistes, « gestionnaires de risque », statisticiens, médecins de santé publique reconvertis – prétendent sur la base de la loi des grands nombres élaborer une connaissance « objective » sur les pratiques médicales. De quoi s’agit-il exactement ? D’abord de mieux comprendre les « stratégies » thérapeutiques des professionnels : face à une pathologie donnée, que décident les médecins, avec quels résultats ? Les travaux pionniers menés par des médecins américains à la fin des années 70, corroborés par ceux, ultérieurs, en économie de la santé, ont provoqué bien des surprises : comme le disait un précurseur de l’approche statistique de la médecine, John Wennberg, « tout varie » d’une région à l’autre, d’un hôpital à l’autre, et, dans un même hôpital, d’un médecin à l’autre. Ces études, en objectivant la très grande variation, l’énorme hétérogénéité des pratiques et des résultats obtenus, ont contribué à accélérer le discrédit du scientisme médical. Si les pratiques médicales varient autant n’est-ce pas parce que ces dernières sont orientées par d’autres logiques que celle de l’application mécanique du savoir scientifique ? Et les chercheurs et les experts d’insister sur l’intérêt économique des médecins (procéder à une appendicectomie ne peut pas faire de mal au patient et peu garnir le porte-monnaie du chirurgien payé à l’acte… les professionnels de la médecine sont ainsi soupçonnés de vouloir cacher derrière leur déontologie des motivations peu avouables, comme l’appât du gain), sur l’incomplétude, parfois l’incompétence, faute d’avoir procédé à une remise à jour des connaissances des praticiens, et, au-delà, sur l’empirisme fondamental de l’art médical. On assiste ainsi à un déplacement des frontières entre l’objectif et le subjectif. Alors que pendant près d’un siècle, les médecins se sont réclamés de l’objectivité de la science pour justifier les « privilèges » qui leur ont été accordés par l’État, désormais les pratiques médicales ordinaires tombent, à la lumière de cette nouvelle connaissance statistique qui prétend monopoliser le savoir objectif en médecine, du côté de la subjectivité. Mais il y a plus. On pressent en effet que cette connaissance d’une nouvelle nature ne demande qu’à s’opérationaliser dans une standardisation instrumentale dont la finalité est d’infléchir les décisions cliniques dans le sens d’une plus grande « efficience » ; elle va permettre d’élaborer des protocoles, des guides de bonnes pratiques, des filières « appropriées » de soins, tous ces outils qui composent ce que l’on appelle la « gestion des risques » (aux États-Unis on parle de « managed care ») : la santé, comme toute activité de production doit être gérée grâce à des batteries d’indicateurs de performance, des normes et standards de pratique, des incitations économiques (par exemple substituer le paiement à la capitation au paiement à l’acte, inflationniste), une organisation appropriée des soins (un mixte de concurrence et d’organisation bureaucratique). L’ambition n’est rien de moins que de faire prévaloir une « médecine fondée sur des preuves » (evidence based medicine), efficace d’un point de vue thérapeutique et efficience d’un point de vue économique, sur des pratiques médicales souvent « irrationnelles », sources de « gaspillages » et, parfois, dangereuses. Il faut insister sur ce point : la production d’informations médicalisées débouche logiquement sur l’invention, à grands coups de standards et de normes, d’une déviance médicale que les hommes politiques et les journalistes vont s’empresser de stigmatiser. Par le simple fait d’exister, les moyennes tendent à devenir des normes à l’aune desquelles vont être « évaluées », c’est-à-dire jugées, les pratiques des médecins qu’il convient alors de faire converger vers cette moyenne.

 

Des entreprises de rationalisation variées

Les acteurs de cette entreprise de « rationalisation » de la médecine varie selon les pays. Aux États-Unis ce sont les pouvoirs publics (en particulier la Health Care Financing Administration qui gère l’assurance maladie des retraités, Medicare) et, bien sûr, les assureurs qui sont à l’origine de ce mouvement. En Grande-Bretagne, pays du très centralisé National Health Service, c’est l’administration centrale qui occupe logiquement le créneau. En Allemagne, ce sont les professionnels de santé et les caisses d’assurance maladie. Si les réformes menées varient dans leur ampleur selon les pays, leur logique est toujours la même : partout les médecins ont vu leur autonomie professionnelle menacée (particulièrement aux États-Unis où la médecine libérale est en voie de disparition), partout ont été mis en place des systèmes d’information (les Diagnosis Related Groups américains ont été ainsi importés dans de très nombreux pays européens, dont la France où les DRG’s sont devenus le PMSI), partout les médecins ont été économiquement incités à adopter les bonnes pratiques définies par des experts économistes, médecins et statisticiens. Pour ce qui nous intéresse, les palmarès, les payeurs (publics et/ou privés) ont élaboré et, parfois à leur initiative, parfois sous la pression de journalistes, publié des informations comparatives sur la « performance » des services hospitaliers et des médecins à destination du grand public.

Le cas américain est idéal-typique de l’enchaînement des dynamiques - économiques, politiques et journalistiques - qui rendent concevables et possibles l’élaboration et la publication de palmarès hospitaliers et, par analogie, permet de comprendre ce qui se passe depuis une dizaine d’années en France. L’information sur le coût et la qualité des prestations médicales s’est, en effet, d’abord développée aux États-Unis, à partir du milieu des années 80, à l’instigation des assureurs, des employeurs et des pouvoirs publics – soit les principaux financeurs du système -, lesquels ambitionnaient de devenir des « acheteurs avisés de soins » capables de remédier à la dérive des coûts médicaux. Le développement de ce type d’informations médicalisées, objet d’un marché particulièrement lucratif, participe aussi de la volonté d’instaurer un véritable marché des soins, sur lequel les « consommateurs », mieux informés et « éduqués », sont censés être en mesure non seulement de faire jouer la concurrence entre les offreurs de soins, et donc de peser sur les décisions diagnostiques et thérapeutiques de ces derniers, mais aussi d’opter pour des trajectoires dans le système plus « rationnelles », et, par-là, moins coûteuses. Les associations de consommateurs et les médias grand public ont alors exercé une pression très forte pour obtenir la diffusion grand public des résultats des évaluations de la qualité des soins effectuées par les organismes financeurs.

Ainsi, par exemple, en 1994, la presse, arguant du second amendement de la Constitution américaine – qui rend obligatoire la publication d’informations portant sur le fonctionnement des organisations –, a contraint l’État de New York à rendre publique une étude confidentielle sur la mortalité par hôpital et par chirurgien. Le newsmagazine US News And World Report réalise chaque année depuis douze ans, un Top 100 des hôpitaux, classés en fonction de leur « performance ». C’est d’ailleurs cette publication qui va servir de référence aux journalistes de Sciences et avenir lorsqu’ils vont décider de classer les établissements hospitaliers français. Ces offensives ont contraint en retour les structures d’accréditation, semi-publiques ou privées, (notamment la fameuse Joint Commission Accréditation Of Health Care, organisme public d’accréditation des hôpitaux), les assureurs publics et les décideurs politiques à tenter de contrôler ce type d’informations « grand public ». Cependant ces velléités n’ont pas empêché la multiplication des évaluations comparatives de la « performance » des opérateurs de soins, en particulier surtout depuis l’échec, en 1994, du plan Clinton d’assurance maladie universelle. La mesure et la publication de la « performance » des professionnels, des hôpitaux ou des plans de soins, est une pierre angulaire de la politique suivie par les pouvoirs publics et les assureurs. Une même dynamique est observable en Angleterre. Depuis le milieu des années 80, les pouvoirs publics cherchent à mettre au point des index d’efficience ou de performance des activités des professionnels et services du NHS – qu’il n’est pas possible de détailler ici - dans le cadre d’une politique globale de mise en concurrence des hôpitaux par les médecins généralistes et les autorités sanitaires. Cette dynamique s’est radicalisée sous les gouvernements Blair, qui, sous bien des rapports mais avec quelques inflexions dans le discours, ont poursuivi dans la voie du managérialisme tracée sous l’ère de Margaret Thatcher : ces derniers ont placé au cœur de la politique de « modernisation » du NHS, le slogan de « gouvernance clinique » qui exige des professionnels une transparence totale sur le coût, l’efficacité et la qualité de leurs soins via la multiplication des audits, des évaluations, l’intensification de la production et de la diffusion d’informations médicalisées. Les tabloïds font leurs choux gras des taux de mortalité « anormaux » constatés dans certains services hospitaliers, soupçonnant, très rapidement et sans grande précaution, d’incompétence les professionnels qui y exercent. On entre alors dans un cercle vicieux : les informations, traitées sur un mode sensationnaliste et/ou scandaleux par la presse, populaire mais pas seulement, contribuent à alimenter la méfiance des usagers (et, parfois, des hommes politiques), ce qui justifie en retour le redoublement des efforts pour dissiper l’« opacité » du monde médical jusqu’à instaurer une véritable « terreur de la transparence » chez les professionnels. La quantification se nourrit de la méfiance et du conflit, qu’elle contribue à attiser, ainsi que l’a excellemment montré l’historien de la statistique, Théodore Porter.

 

Il n’y a de journalisme que du caché… la statistique et le scandale.

Ainsi, il serait réducteur, sinon erroné, de voir dans la multiplication des palmarès une « lubie » de journalistes cherchant à vendre du papier avec des pseudo-scoops. En fait, cette inflation s’explique par des séries causales en partie indépendantes. Les palmarès hospitaliers, par exemple, n’auraient été ni concevables, ni possibles si leurs artisans journalistes n’avaient pas été médecins (généralistes) reconvertis dans le journalisme (ils connaissent l’envers du décor médical), si, comme journalistes dans la presse professionnelle médicale, ils n’avaient pas été habitués à rencontrer des « sources » enclins à fustiger les défaillances du corps médical, s’il n’existait pas de bases de données médicalisées (sous forme d’évaluation in situ ou de données chiffrées comme celles du PMSI) mises en place par les payeurs publics pour contrôler le coût des soins dispensés dans les hôpitaux français. Plus fondamentalement, la multiplication des palmarès prend sens lorsqu’on la conçoit comme le résultat de la convergence de deux phénomènes. D’une part, on constate la méfiance croissante, chez les politiques, les hauts fonctionnaires et certains usagers, à l’égard des mondes professionnels protégés (magistrats, enseignants, fonctionnaires en général, médecins, etc.). La « transparence » est d’abord un discours d’État avant d’être un leitmotiv de journalistes. Cela explique d’ailleurs certaines convergences des prises de position des journalistes et des principaux responsables de la santé en France, sans qu’il soit nécessaire de postuler une quelconque connivence entre eux. Nous ne résistons pas à citer Bernard Kouchner qui, ministre de la santé, déclarait, devant une assemblée d’experts réunis par l’OCDE pour réfléchir à la mesure de la performance des systèmes de santé : « La France n’est pas un mauvais système de santé, mais elle a certainement un système d’évaluation insuffisant parce que ce n’est pas la tradition de le faire. Cette tradition, fondée sur un pouvoir médical opaque et une absence de concurrence médicale, faisait croire qu’aller dans un hôpital particulier pour une opération particulière était la même chose sur l’ensemble du territoire. Ce n’est pas vrai. […] Il faut, bien entendu, essayer de rendre les indicateurs de performance les plus visibles et transparents possibles. Pour le moment, en France, nous assistons à la publication des comparaisons entre hôpitaux plutôt dans la presse que par les autorités officielles. Ce qui nouveau et encourageant, cependant, c’est que les classifications journalistiques des performances se font à partir des chiffres fournis par les ministères. Ceci révèle un progrès certain dans la collecte des données ». Nos journalistes de Sciences et Avenir, du Figaro Magazine puis du Point n’auraient pas dit mieux ! Quel bel hommage à leur travail ! Et l’on pourrait multiplier à l’infini les exemples de telles déclarations de la part des hauts responsables de la santé en France (que le lecteur se réfère aux ouvrages de l’ancien directeur de la CNAMts, Gilles Johanet). Autrement dit, il ne faut pas se laisser piéger par la représentation pugilistique que les journalistes classeurs et les gestionnaires du système de santé français donnent de leurs relations. Tous ces acteurs sont des associés rivaux et, sous bien des aspects, les journalistes poussent à la limite, radicalisent, en fonction de leurs contraintes (faire vendre), le discours de la transparence porté par certains agents de l’État. Que cette formulation journalistique particulière de la « crise de la médecine » n’aille pas sans raccourci, ni exagération, ne doit pas occulter la contribution indirecte (ou involontaire) de l’État et de l’assurance maladie à la diffusion dans le corps social de tels discours.

La deuxième dynamique qu’il convient de prendre en compte pour expliquer le phénomène palmarès concerne les transformations du journalisme. Sous l’effet de contraintes commerciales accrues et de l’intensification de la concurrence entre organes de presse, de la relative dépolitisation de l’information depuis les années 80, qui contribue à revaloriser les sujets « pratiques » comme la santé ou l’éducation, de la distance sociale et professionnelle croissante entre les journalistes et l’univers qu’ils couvrent, on a vu se diffuser de nouvelles façons, plus « agressives » (au moins en apparence) de pratiquer le journalisme, comme le journalisme d’investigation, ainsi qu’en atteste la multitude de « scandales » et d’ « affaires » qui, chaque année, est publiée dans les colonnes des quotidiens et des principaux newsmagazines. Désormais, être un bon journaliste, ce n’est pas seulement être capable de dénicher des scoops, c’est aussi et surtout faire œuvre de dévoilement des « coulisses », de ce que les acteurs sont soupçonnés de vouloir dissimuler aux yeux du grand public. A ce jeu, les « corporations » historiques, avec leur tradition de fermeture et de secret, sont des cibles journalistiques bien tentantes, d’autant plus qu’elles touchent aux préoccupations les plus saillantes des français. Si, parfois l’impératif de « transparence » conduit les journalistes à entrer dans des relations conflictuelles avec les titulaires du pouvoir politique, qui ne saurait échapper à ce nouvel impératif catégorique, force est de constater que ceux-là font alliance « objective » avec ceux-ci lorsqu’il s’agit de remettre en cause la position des professions établies.

 

Conclusion : vers un populisme de marché ?

L’extraordinaire succès commercial (le numéro de Sciences et avenir de 1998 a généré une hausse des ventes de 750% par rapport au tirage habituel !) et son invocation constante par les producteurs des palmarès pour justifier leur entreprise, les multiples reprises par les autres organes de presse (ainsi Le Monde fera en 1997 sa Une avec la liste noire des hôpitaux), les réactions violentes de nombreux médecins ont contribué à dramatiser les termes des débats autour des palmarès. Les attentes et les exigences du « public » ont été au centre des luttes entre porte-parole élus ou auto-proclamés, journalistes, médecins, politiques, experts, associations de malades cherchant à imposer leur représentation des attentes et des pratiques réelles ou/et souhaitables du « public ». Ce travail proprement politique a été d’autant plus aisé qu’il n’existait pas à l’époque d’études sur les attentes et les usages « profanes » en matière d’information médicale. Aussi, ces controverses ont été propices aux rhétoriques prophétiques ou de la déploration quant à l’avènement d’une société de communication et de consommation en santé de même qu’à une adhésion sans réserve, et plus ou moins intéressée, au « pouvoir des médias ».

Comme toujours, l’analyse empirique « à froid » des appropriations et des effets pratiques des palmarès tempère singulièrement les arguments échangés publiquement au moment de leur publication. Des études commanditées après coup par les pouvoirs publics ont mis en évidence, à l’instar de leurs équivalents étrangers, le faible impact de ce type de publication sur les choix, les comportements et les pratiques de recours aux soins des profanes : la sollicitation et la circulation de l’information en santé obéissent fondamentalement aux mêmes lois que les processus de communication politique par exemple. L’analyse du courrier des lecteurs (le public mobilisé) montre aussi la grande diversité des pactes de lectures susceptibles d’être passés avec des publications foncièrement hybrides, relevant tout à la fois de l’information consumériste et de service, du scandale et de l’investigation. Le consumérisme en santé reste encore largement une chimère. En fait, les palmarès des hôpitaux ont eu surtout un impact dans le monde hospitalier lui-même, chez les praticiens bien sûr, mais aussi chez les directeurs d’établissement, les responsables de la politique de santé, les experts. Ils ont provoqué dans ce « petit » milieu, une levée de boucliers (de la part des médecins, craignant pour leur réputation et leur clientèle, surtout, mais aussi des élus maires, présidents de conseil d’administration de l’hôpital de la commune) ou, à l’inverse, un enthousiasme, non moins grand (chez les experts, quelques médecins innovateurs, les associations de malades et d’usagers du système de santé). Cependant, avec la banalisation de ce type de publication, le débat retombe et les derniers palmarès sont désormais accueillis dans une relative indifférence, très éloignée du psychodrame de 1997.

Peut-être que l’essentiel n’est donc pas dans les effets, très nettement surestimés, des palmarès. Peut-être que leur importance réside d’abord dans leur capacité à capter et symboliser l’« air du temps », celui de l’essor du « populisme de marché », avec la bénédiction de l’Etat. Le mouvement populiste, particulièrement puissant à la fin du XIXème siècle, désigne à l’origine la révolte, aux Etats-Unis comme en Europe, des paysans et des petits commerçants des villes contre les intérêts des grandes entreprises monopolistiques comme les chemins de fer, les grands propriétaires terriens. Plus généralement, le populisme désigne la mobilisation des « petites gens » contre ceux qui monopolisent les pouvoirs économiques et politiques : les grandes entreprises, l’Etat, les professions prestigieuses. Ce populisme a connu un renouveau, en même temps qu’il se transformait et se diversifiait au cours des vingt dernières années. Le « populisme de marché » présente le marché comme le meilleur défenseur des intérêts des « petits gens» contre ceux des « gros » : le marché est censé leur redonner le pouvoir, jusqu’alors confisqué par les élites politiques, économiques, professionnelles, leur offrir toujours plus de choix et de potentialités. Derrière cette rhétorique enjôleuse, est à l’œuvre une transformation radicale de notre façon de concevoir les services publics : comme des marchandises qui s’échangent sur un marché. Et dans ce cadre marchand, il n’est pas certain que les plus démunis tirent leur épingle du jeu, ainsi que le montre, par exemple, la ségrégation sociale et géographique croissante des établissements scolaires générée par la politique ministérielle d’assouplissement de la « carte scolaire » et de valorisation du libre-choix des parents (« informés » par un palmarès, cette fois directement réalisé par le ministère)…

 

Frédéric Pierru

 

 

NB: Ce texte a été publié en version light dans la Lettre blanche n° 34 (dossier Palmarès)