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La lettre grise

Supplément à la lettre d'information de Pénombre
association française régie par la loi du 1er juillet 1901

Fondée par Lucio Nero

Première série. Volume I. Printemps 1997, numéro 3

 

Le suicide dans la police nationale

Nicolas Bourgoin, Université de Franche-Comté, L.A.S.A.

Lettre grise No 3, partie 1 2

Au printemps 1996, la question du suicide dans la Police Nationale a fait l'objet de comptes rendus fréquents dans la presse. La majorité des articles fait état d'une crise de suicides, généralement présentée comme le symptôme d'un malaise professionnel. Quelques extraits sont particulièrement significatifs: "10, 11, 12, 13... Les suicides des policiers égrènent l'actualité. Un par jour au plus dur de la vague, comme si l'on cherchait à battre je ne sais quel record macabre. Certains parlent d'épidémie" (L'Evénement Du Jeudi, 21-27 mars 1996). "Une vague de suicides a mis en lumière le "blues" des fonctionnaires. Les racines du mal-être sont profondes comme le montrent statistiques et témoignages" (Le Figaro, 26 avril 1996). Sous le titre "La déprime des flics", on trouve écrit dans Le Monde du 4 avril 1996: "incompréhension, insécurité, sentiment d'impuissance, ajoutés au stress ordinaire du métier, ont aggravé le malaise des policiers. Problèmes familiaux, divorces, bavures ou drames guettent les plus fragiles (...)". Les thèses généralement exposées dans ces articles peuvent être résumées en deux propositions:

- la fréquence du suicide dans la police a augmenté significativement au cours d'une période récente et dépasse celle de la population générale;

- cette augmentation est liée à la pratique professionnelle des policiers et, plus généralement, aux conditions d'exercice de cette pratique.

Ces deux questions opposent clairement les acteurs institutionnels. Pour Jean-Louis Debré, ministre de l'Intérieur, "le lien des suicides de policiers avec la pénibilité des conditions de travail est loin d'être établi" (La Croix, 19 mars 1996). Les syndicats défendent généralement le point de vue opposé. Ainsi, la Fédération Autonome des Syndicats de Police met en relation directe les suicides dans la police avec les conditions de travail. De même, pour Jean-Louis Arajol, président du Syndicat Général de la Police, "la source principale du malaise est la dévalorisation progressive du métier de policier" (Le Monde, 4 avril 1996).

Des arguments émis par des spécialistes sont parfois portés au débat. Ainsi, Erich Inciyan fait état, dans Le Monde du 15 mai 1996, d'une étude médicale interne à la police selon laquelle le rythme de travail des policiers, basé sur le "cycle des 3/2" (3 jours de travail suivis de 2 jours de repos), produirait une désorganisation du sommeil, "avec un épuisement progressif, suivi de troubles du comportement dans la vie professionnelle et personnelle pouvant conduire, après une période plus ou moins longue de résistance de 10 à 15 ans, à un grave syndrome dépressif amenant parfois à la solution suicidaire" 1. En revanche, pour le docteur Xavier Pommereau, "laisser croire, d'une part, que la police est particulièrement exposée au suicide et que, d'autre part, les conditions d'exercice de cette profession en sont la cause, est strictement fallacieux" (Libération, 23 avril 1996).

Si les enjeux du débat sont relativement clairs (désigner d'éventuels effets suicidogènes des conditions de travail peut donner un support à certaines revendications professionnelles), en revanche la validité scientifique des arguments reste incertaine. Elle l'est d'autant plus que cette discussion survient dans un vide empirique et théorique relatif. Il n'existe en effet que peu d'études françaises sur le suicide policier et les données statistiques sont très parcellaires et difficiles d'accès, ce qui explique en partie l'hétérogénéité des sources mobilisées dans cette étude. Le service producteur de ces données au ministère de l'Intérieur (Bureau des Problèmes Humains) ne les communique qu'avec la plus grande circonspection, par souci de l'usage qui peut en être fait. Les rares travaux sur la question du suicide des policiers que j'ai pu consulter à L'IHESI sont anglo-saxons 2, ce qui peut traduire une attention plus forte portée à cette question par les Canadiens et les Américains, en particulier pour la prévention 3, mais pose la question délicate de la transposabilité des observations dans notre pays.

Cette étude se propose de combler en partie ce vide en évaluant d'une part la réalité statistique d'une éventuelle sur-suicidité dans la police et, d'autre part, de discuter la pertinence du lien pouvant exister entre celle-ci et les conditions de travail des policiers. Pour ce faire, j'analyserai dans un premier temps la fréquence du suicide policier en essayant de répondre à deux questions:

- est-elle plus importante que pour d'autres catégories de population comparables?

- est-elle en hausse? Si oui, la hausse observée est-elle significative?

Dans un deuxième temps, je comparerai la suicidité des policiers avec celle de la population générale suivant certaines variables: âge, état matrimonial, grade, région administrative, mode de perpétration et mois de l'année. D'éventuelles différences significatives 4 seront des arguments en faveur de la thèse de la pathologie professionnelle. Enfin, dans un troisième temps, je comparerai les facteurs de risque du suicide des policiers mis en évidence dans mon étude avec ceux présentés dans les travaux étrangers.

 

La structure démographique de la police

La structure par sexe et âge de la police la distingue fortement de la population générale et rend fallacieuse une comparaison à l'aide des seuls taux bruts (tableau 1). D'après les données du recensement de 1990, elle compte très peu de femmes (moins de 7% du total) et elle est composée majoritairement de personnes d'âge moyen (les 25-49 ans représentent 86,5% du total). On sait par de nombreuses études que le risque de suicide est étroitement lié au sexe et à l'âge: il est plus important pour les hommes, et augmente avec l'âge. Il nous faut donc établir la comparaison à structures par âge et sexe égales.

Tableau 1. Répartition des effectifs policiers par sexe et âge (1990)

Age

Hommes

Femmes

Total

Total

15-19

36

20

56

0.0

20-24

4864

880

5744

5.1

25-29

14056

1692

15748

14.0

30-34

18444

1836

20280

18.0

35-39

22008

1224

23232

20.6

40-44

23912

1004

24916

22.1

45-49

12888

520

13408

11.9

50-54

6968

324

7292

6.5

55 et +

1928

280

2208

2.0

Total

105104

7780

112884

100

 

L'évolution dans le temps de la sur-suicidité dans la police

Dans la comparaison, la structure de la population policière a été prise comme structure de référence. Les taux de suicide de la population générale présentés ici correspondent donc à ce qui aurait été observé dans cette population si celle-ci avait eu la même structure par sexe et âge que la police (tableau 2).

Tableau 2. Evolution de la suicidité policière

Année

Taux
standard (1)

Suicides
police (2)

Taux
police (3)

Moyenne
mobile

Ratio (3)/(1)

1979

30.8

36

32

1.04

1980

31.6

39

35

29.7

1.11

1981

32.3

25

22

30.7

0.68

1982

34.9

39

35

25.3

1.00

1983

35.8

21

19

29.3

0.53

1984

36.2

38

34

26

0.94

1985

37

28

25

32.5

0.68

1986

37.1

43

38.5

34.2

1.04

1987

36.6

44

39

38.3

1.07

1988

35.5

42

37.5

42.5

1.06

1989

35

57

51

44.2

1.46

1990

34.6

49

44

45

1.27

1991

35.3

45

40

41.7

1.13

1992

36.5

46

41

39.3

1.12

1993

38.4

41

37

35

0.96

1994

39

30

27

38.7

0.69

1995

56

52

45

1996

70

56

(1) Source: Causes médicales de décès, INSERM.
(2) Source: Ministère de l'intérieur.
(3) Source: Les taux sont calculés en rapportant les effectifs annuels de suicides aux effectifs policiers moyens de l'année considérée.

 

On remarque ainsi que l'existence statistique du problème du suicide dans la police nationale est beaucoup plus ancienne que son existence médiatique. La montée a eu lieu dès 1983-84 et la période de sur-suicidité dans la police est déjà vieille de 10 ans 5. La situation actuelle ne fait en réalité que marquer un léger regain faisant suite à une période de baisse de 3 années consécutives. Cette montée s'inscrit d'ailleurs dans un contexte de recrudescence des suicides dans la population générale qui a lieu depuis 1990.

De plus, on doit tenir compte, dans les observations relatives au suicide policier, de la facilité d'accès au mode opératoire radical que représente l'arme de service. Cet aspect du problème est souvent évoqué: "le pire (...) c'est que chez nous il n'y pas de tentative de suicide. Nous réussissons chaque fois, parce que nous avons l'arme et que nous savons comment nous en servir" (Le Point, 18 mars 1995). Frédérique Mezza-Bellet reprend cette observation: "cela n'explique certes pas le geste, mais nous permet de dire qu'il y a une "facilité" certaine due à la proximité de cet "instrument de mort". En quelques instants, le geste peut être accompli, au contraire d'autres modes opératoires, tels que la pendaison, l'asphyxie,... qui nécessitent une préparation" 6. Un entretien téléphonique avec un membre de la FNAP va dans le même sens, celui-ci évoquant une "rareté des tentatives de suicide dans la police".

Ces propositions se confirment par l'analyse de la répartition des suicides policiers selon le mode opératoire (tableau 3). Celui-ci étant très lié à l'âge et au sexe, la comparaison avec la population générale est faite à structures par sexe et âge égales. Tandis que le suicide par pendaison occupe la première place chez les hommes de 25 à 54 ans, le suicide par arme à feu concerne près des trois-quarts des suicidés policiers. Dans 75,6% de ces cas, il s'agissait de l'arme de service. Au total, celle-ci a été le mode opératoire pour plus de la moitié (54,7%) des suicides policiers. Les écarts relevés avec la population témoin sont très significatifs (voir la valeur de p - très faible - qui indique la probabilité que les différences constatées soient seulement dues au hasard).

Tableau 3. Suicides policiers et nationaux selon le mode

Mode

**Policiers
1979-1995

***Hommes 25-54
1981-1983

Pendaison

15.3

37.1

Arme à feu

72.3

31.2

Autres *

12.4

31.7

Total

100

100

Chi-2 = 478,1 à 2 d.d.l.; p < 0,001

* gaz, médicaments, noyade, saut, instrument tranchant, ...
** Source: Le suicide dans la Police Nationale, F. Mezza-Bellet.
***Source: Causes médicales de Décès, INSERM.

Ce cadre général étant fixé, il nous faut maintenant analyser les caractéristiques du suicide policier, son lien éventuel avec certaines variables, afin d'apprécier son originalité par rapport au suicide de la population générale.

 

Evolution du taux de suicide selon l'âge

Le tableau 4 présente les taux de suicide par âge et dans la population générale en 1989. Dans ce dernier cas, nous avons calculé des taux comparatifs en prenant comme structure-type la répartition par sexe et âge de la police ("témoins").

Tableau 4. Evolution comparée du taux de suicide par âge dans la population des policiers et dans la popution générale

Classe d'âge

*Policiers
1980-1995 (1)

**Témoins
1989 (2)

ratio (1)/(2)

20-24

32.5

21.2

1.53

25-29

30.5

26.9

1.13

30-34

34.8

33.1

1.05

35-39

47.4

35.5

1.34

40-44

33.2

37.1

0.89

45-49

41.2

37.7

1.09

50-54

27.4

38.8

0.71

55-64

15.1

35.9

0.42

CHI-2 = 29,6 à 7 d.d.l.; p < 0,001

Source:

(1) Ministère de l'intérieur.
(2) "Le suicide", Conseil économique et social.

 

L'augmentation régulière du risque de suicide avec l'âge est une relation stable dans le temps et l'espace, à tel point qu'elle a été souvent identifiée à une loi générale 7. Or, de ce point de vue, le suicide policier constitue une exception notable. L'évolution par âge fait penser à un "U" renversé: le taux de suicide, déjà important dans le premier groupe d'âge, augmente pour atteindre un maximum à 35-39 ans et redescend pour atteindre un minimum à 55 ans et plus, âge auquel il est généralement élevé dans la population générale. De ce fait, la sur-suicidité de la police est forte aux âges jeunes et à 35-39 ans et inexistante aux âges élevés.

La vulnérabilité particulière des 35-39 ans rejoint un certain nombre d'observations. Pour Frédérique Mezza-Bellet, cette classe d'âge est particulièrement concernée par les problèmes de surendettement, qui touchent majoritairement les fonctionnaires; c'est également, d'après elle, l'âge auquel se situent souvent les divorces ou les séparations familiales chez les policiers 8. A l'appui de cette dernière proposition, on constate que dans la police plus de la moitié (56,5%) des divorcés avaient au recensement de 1990 entre 35 et 45 ans. Enfin, cette classe d'âge correspond à une ancienneté moyenne dans la profession d'environ 10 à 20 ans, période où le phénomène d'usure mentale liée à l'exercice professionnel est, d'après les études réalisées, à son maximum. Ce phénomène, appelé "burnout" (en français: épuisement professionnel) est décrit et analysé précisément par Michel Oligny: "un épuisement moral et une lassitude qui surviennent insidieusement entre 7 et 12 ans de pratique policière, chez ceux qui travaillent surtout avec le public, généralement chez ceux qui ont un idéal, une vocation, qui reçoivent peu de rétroactions de la part des gens, des collègues et des supérieurs sur la qualité du rendement" 9. D'après Michel Oligny, la personne qui a investi beaucoup d'énergie dans son travail sur le plan émotionnel est plus exposée que d'autres au burnout, précisément quand elle connaît au travail la déception et la frustration 10. Pour F. Mezza-Bellet, cet état de désinvestissement professionnel prédispose au suicide: "cette rupture, cet épuisement, peuvent être observés dans une grande majorité de conduites suicidaires" 11. D'après Jean-Pierre Thiesson, le repli sur soi lié à la démotivation professionnelle est un signe annonciateur des conduites suicidaires dans la police 12.

Le stress est également une pathologie professionnelle à laquelle les policiers sont particulièrement exposés. Le "stress du policier" décrit par Eric Chalumeau 13 est produit par le décalage pouvant exister entre les représentations de la profession acquises antérieurement à l'entrée dans la police et la réalité de sa pratique, plus précisément par l'écart parfois important entre le modèle idéal de la profession (son image de marque, sa valorisation symbolique) et son modèle pratique concernant les tâches quotidiennes. Ce phénomène de frustration est identifié par J.M. Violanti comme un facteur de risque du suicide policier: "dans pratiquement tous les cas, les officiers entrent dans la police avec des idéaux très importants et un noble désir d'aider autrui. Au fil du temps, ce sens de l'idéal peut se transformer en un cynisme redoutable. Les racines de la frustration proviennent d'un paradoxe lié à la profession même: la société charge les officiers de police de la mission de réguler un public qui ne veut pas être régulé" 14.

D'après cette proposition, il est vraisemblable que le stress du policier soit le plus important en début de carrière, au moment où la réalité du "terrain" se découvre 15, ce qui pourrait contribuer à expliquer la sur-suicidité importante du premier groupe d'âge. Inversement, et toujours dans cette perspective, les policiers âgés sont moins exposés au stress et au burnout, ayant réussi à dépasser les moments "critiques" de la carrière professionnelle. Leur position plus favorable se traduirait par une sous-suicidité sensible dans les variations par âge.

 

L'état matrimonial

Les taux de suicide par état matrimonial sont présentés dans le tableau 5. Dans la comparaison avec la population générale, nous avons utilisé la méthode de la population-type en prenant la structure par âge et par sexe de chaque état matrimonial de la population policière comme structure-type de son homologue dans la population générale: les taux des deux séries peuvent donc être comparés directement. Les veufs et les divorcés ont été regroupés dans une catégorie unique car les effectifs des policiers concernés sont très faibles.

Tableau 5. Taux de suicide par état matrimonial policiers et nationaux.

Etat matrimonial

Policiers
1989-1995 (1)

Taux standardisés
1990 (2)

ratio
(1)/(2)

Célibataires

49

40.4

1.21

Mariés

31.1

26.8

1.16

Veufs + divorcés

123.1

76.1

1.62

CHI-2 = 23,4 à 2 d.d.l.; p < 0.001

Sources:

(1) Le suicide du policier, Jean-Pierre Thiesson.
(2) Recensement Général de la Population, 1990.

Les rapports de suicidité font apparaître une aggravation pour les policiers veufs et divorcés qui peut traduire, toutes choses égales par ailleurs, une moindre tolérance à la séparation familiale chez les policiers; on peut d'ailleurs noter que les policiers sont un peu plus nombreux, à structures par sexe et âge égales, à être divorcés que la population générale: 6,1% contre 5,4%, au recensement de 1990. La rupture familiale peut accentuer l'effet de l'absence d'aide et d'isolement social que rencontre le policier dans sa pratique, désigné par J.M. Violanti comme un facteur de risque du suicide policier 16.

 

Les variations saisonnières du suicide

Le tableau 6 présente les effectifs mensuels des suicides policiers et nationaux (des hommes âgés de 25 à 54 ans) ramenés à une durée mensuelle de 30 jours et à un effectif annuel de suicides de 1200.

Tableau 6. Variations saisonnières comparées des suicides policiers et nationaux

Mois

*Hommes 25-54
Année 1990

**Policiers
Années 1989-1995

Janvier

107.1

100.3

Février

96.8

118.8

Mars

102.5

100.3

Avril

103.6

107.3

Mai

104.5

82.5

Juin

108.5

122.1

Juillet

103.7

96.5

Août

92.5

78.7

Septembre

100.2

125.9

Octobre

92.5

96.5

Novembre

98.9

96.1

Décembre

89.2

75

Total

1200

1200

Chi-2 = 6,8 à 11 d.d.l. ; p < 0,9

* Source: Cases Médicales de Décès, INSERM.
** Source: Bureau des Problèmes Humains, ministère de l'Intérieur.

 

Les mois suicidogènes sont globalement les mêmes pour les deux populations (avec une exception pour le printemps qui n'a pas d'influence néfaste chez les policiers) mises à part quelques nuances qui tiennent en partie à la faiblesse des effectifs policiers. Cependant, l'influence bénéfique du milieu familial peut se retrouver à propos des variations saisonnières du suicide policier dans certaines différences avec celles du suicide de la population générale. Ainsi, les temps sociaux de latence professionnelle propices à un resserrement des liens familiaux semblent avoir un effet particulièrement fort chez les policiers (voir les mois d'août et de décembre). Inversement, la "rentrée" de septembre a un rôle suicidogène qui n'a pas d'équivalent dans la population générale.

 

Variations selon le grade

Les taux de suicide policiers et nationaux ventilés suivant le grade sont présentés dans le tableau 7. A titre indicatif, nous avons fait figurer conjointement les taux de suicide de certaines catégories socioprofessionnelles en les ajustant à la structure par sexe et âge de la police. On voit ainsi que la fréquence du suicide dans la police est corrélée à la hiérarchie professionnelle. Les plus exposés sont les policiers en tenue, les moins exposés sont les officiers et les commissaires de police 17.

Tableau 7. Taux de suicide policiers selon le grade et comparaison avec certaines catégories socio-professionnelles.

Grade

**
Effectifs

(1989)

***
Suicides
(1979-1988)

Taux
policiers

Csp

Taux csp*
(1987)

Gradés et gardiens

88'128

282

32.0

ouvriers

36.9

Inspecteurs et enquêteurs

19'839

67

33.8

employés

51.1

Commandants et officiers

1'725

2

11.6

prof. interméd.

18.1

Commissaires

2'064

4

19.4

cad. supérieurs

15.6

* taux standardisés selon la structure par sexe et âge.
* Source: "Le suicide", Conseil économique et social.
** Source: "Le suicide dans la Police Nationale, F. Mezza-Bellet.
*** Source: "Le suicide dans la Police Nationale, F. Mezza-Bellet.

 

Cette hiérarchie des taux rejoint une évolution observée à un niveau plus général: la fréquence du suicide est étroitement corrélée avec le niveau social (voir tableau). Dans ce sens, le taux de suicide des personnels en tenue est comparable à celui des ouvriers, celui des commissaires est proche de celui des cadres supérieurs. Une interprétation faisant intervenir des éléments propres à la pratique des policiers peut également être avancée: les personnels en tenue ont davantage de rapports directs avec le public, ce qui les expose d'autant plus au "burnout".

 

Les variations géographiques du suicide policier

Le profil géographique du suicide chez les policiers et sa comparaison avec celui de la population générale (les hommes de 25 à 54 ans résidant en commune urbaine) sont présentés dans le tableau 8. Ici encore, les variations du suicide policier se rapprochent de la distribution générale: les régions du sud et du sud-est sont peu touchées tandis que le nord et le nord-ouest sont des régions fortement suicidaires. Deux écarts notables apparaissent cependant: les régions administratives de Metz (nord-est) et de Versailles (Ile-de-France) ont des taux de suicide policier particulièrement élevés comparativement à la distribution nationale. Ici, des éléments d'interprétation nous font défaut pour expliquer ces résultats. Les conditions de travail des policiers dans ces régions seraient-elles particulièrement défavorables?

Tableau 8. Taux de suicide par région chez les policiers et dans la population nationale

*S.G.A.P.

**Policiers
1985-1993

***
Hommes
25-54
1983

Sur-suicidité
policière

Ecart à la
moyenne

Metz

72.5

38.3

1.89

+

Rennes

61.6

47

1.31

=

Dijon

60.1

37.2

1.62

+

Lille

54.8

48.8

1.12

-

Tours

47.2

40.3

1.17

-

Versailles

44.7

21.4

2.09

+

Bordeaux

40

31.2

1.28

=

Lyon

35.3

27.1

1.30

=

Marseille

30.1

27.9

1.08

-

Toulouse

21

23.9

0.88

-

France

42.6

32.6

1.31

CHI-2 = 155,1 à 9 d.d.l. ; p < 0,001

Sur-suicidité policière
+ Sur-suicidité > à la moyenne
= Sur-suicidité = à la moyenne
- Sur-suicidité < à la moyenne

 

Discussion

La première de nos questions de départ était celle d'une éventuelle sur-suicidité dans la Police Nationale. Les éléments statistiques dont nous disposons nous permettent d'apporter des éléments de réponse qui ne peuvent qu'être indicatifs, la fréquence annuelle des suicides policiers étant très variable et soumise à des fluctuations importantes. On peut cependant affirmer que les taux policiers semblent osciller autour d'une moyenne proche du taux national - en tous cas dans les limites de son intervalle de confiance - à structures par sexe et âge égales, et semblent évoluer à contre-cycle des taux nationaux. Il n'y a donc pas à proprement parler de sur-suicidité dans la police et ce qui peut apparaître comme une envolée récente n'a en réalité qu'un faible poids statistique. Ce constat général ne doit pas occulter le fait que les policiers sont exposés à des problèmes particuliers (stress, usure professionnelle, séparations familiales,...) et que la disponibilité de l'arme de service accroît les chances de réussite du suicide. Cette contradiction apparente peut se résoudre si l'on suppose que la sélection dont bénéficient les policiers, leur plus forte intégration aux valeurs dominantes, qui font attendre une suicidité moindre, compensent leurs difficultés professionnelles et permettent alors de contenir leur propension au suicide dans les limites des taux nationaux. Deux points méthodologiques méritent cependant d'être soulevés:

- la population avec laquelle nous avons comparé la suicidité des policiers est la population générale, toutes catégories confondues. Il aurait été plus satisfaisant méthodologiquement de choisir la population ayant une activité professionnelle, ce qui aurait eu pour effet d'abaisser très légèrement le taux de suicide de la population témoin 18 et donc de remonter la valeur de la sur-suicidité policière. On peut également rapprocher la situation des policiers de celle des gendarmes. D'après des statistiques établies par le Service de Santé des Armées, et publiées dans une étude récente 19, le taux de suicide des gendarmes est proche de celui de la population civile de référence - mais toutefois supérieur au taux moyen des armées; pour la période 1987-1994, il évolue entre 26 et 42 pour 100'000, soit dans une fourchette comparable à celle de la Police Nationale. Cependant la comparaison directe est délicate car il faut tenir compte des effets de structure éventuels, en particulier ceux liés à l'âge (l'étude ne donne que les taux bruts) et de l'exhaustivité du recueil des cas en milieu militaire;

- nous avons supposé implicitement que la sous-déclaration des suicides dans la police était du même ordre que celle existant dans la population générale 20, ce qui permettait une comparaison directe au niveau des taux déclarés. Un certain nombre de travaux étrangers font cependant état d'une dissimulation particulièrement forte en milieu policier. Ainsi, J.M. Violanti cite une étude du département de police de Chicago d'après laquelle 67% des suicides de policiers dans cette ville auraient été mal classés (rubrique mort accidentelle ou naturelle). Les résultats préliminaires d'une étude menée par l'auteur sur une période de 40 ans fait état d'un taux de dissimulation de près de 30% 21. Dans un article antérieur (cité par Frédérique Mezza-Bellet), J.M. Violanti donne des exemples de morts de policiers classés comme indéterminés ou comme accidents: policier au bar en dehors du service, arme tombant de l'armoire, nettoyage de l'arme, endormissement dans un garage,...D'après J.M. Violanti que cite Frédérique Mezza-Bellet, cette tendance est vraisemblablement due "à la persistance, d'une part d'un certain mythe d'indestructibilité du policier, ce qui favorise une perception du suicide comme étant particulièrement disgracieux pour l'officier victime et la profession, d'autre part du désir de protéger les officiers victimes, leurs familles et leurs départements des stigmates du suicide" 22. En France, cependant, Eric Chalumeau signale que les statistiques policières sont collectées selon une procédure interne qui ne facilite pas la dissimulation, au contraire des statistiques nationales 23. Les différences dans les pratiques d'enregistrement joueraient donc ici en sens contraire de ce qui a été observé à l'étranger, et compensent ainsi, au moins partiellement, l'effet du premier biais évoqué plus haut.

 

 

Dans une étude maintenant ancienne 24, A. Nelson et W. Smith dégagent six facteurs pertinents pour expliquer la propension plus importante des policiers au suicide:

- la profession compte une majorité d'hommes,

- les policiers ont une arme à feu et, par conséquent, ont toujours accès à ce moyen de se suicider,

- les policiers doivent constamment faire face à la mort (la leur et celle des autres),

- le travail par équipe et par roulement peut nuire aux relations avec la famille, les amis et empêcher la participation des policiers à des activités sociales,

- les policiers doivent faire face à l'indifférence et parfois à l'antipathie du public,

- le système judiciaire peut être une source de frustration et de confusion, car les policiers perçoivent certaines injustices et contradictions ainsi que certaines décisions en apparence absurdes rendues par les tribunaux.

Quelques-uns de ces facteurs sont repris dans l'étude récente de J.M. Violanti qui cite: le stress, la frustration et l'absence d'aide, l'accès aux armes à feu, l'abus d'alcool, la peur de la séparation de la sous-culture policière 25.

Certains de ces facteurs sont relativement indépendants de la pratique professionnelle (la masculinité, l'abus d'alcool) d'autres lui sont directement liés (le stress, le rapport à la mort, l'accès aux armes à feu,....). Notre analyse apporte des éléments statistiques concernant le lien éventuel entre ces derniers facteurs et le risque de suicide. La proximité de l'arme à feu est une facilité dont usent, nous l'avons vu plus haut, un nombre relativement important de policiers. Le stress et la frustration sont sensibles dans la variation des taux de suicide par âge tandis que la plus grande fragilité des policiers divorcés peut renvoyer au sentiment d'absence d'aide. Le rapport particulier que le policier entretient avec la mort est présenté également, chez certains auteurs, comme un facteur facilitant le passage à l'acte suicidaire. Selon cette hypothèse, la pratique professionnelle des policiers modifierait leur représentation de la mort; celle-ci leur apparaît comme proche, familière, facilitant d'autant la décision funeste. Pour Loïc Villerbru, la mort "est organiquement liée à l'activité policière" 26. D'après J.M. Violanti, qui cite une étude de la Police Montée Royale Canadienne selon laquelle 15% des suicidés de la police montée avaient été exposés peu de temps auparavant à un incident traumatique dans le cadre de leur travail, "il est possible qu'une exposition à la mort et à la souffrance humaine produise un effet anesthésiant, à savoir que la mort devient plus facile à accepter comme une solution possible à des problèmes a priori impossibles à résoudre" 27.

Enfin, la séparation de la sous-culture policière qui accompagne la retraite est désignée par J.M. Violanti comme un facteur de déséquilibre pouvant mener au suicide: "pour les officiers, en tant qu'individus, la retraite peut signifier la séparation de la camaraderie et de la protection des pairs (...). La peur, associée à un âge croissant (un facteur de risque reconnu du suicide), la perte de statut en tant qu'officier de police et une perte de la définition de soi-même, laissent certains officiers qui prennent leur retraite, vulnérables au suicide. Une récente étude a révélé un risque de suicide 10 fois supérieur parmi les officiers de police retraités" 28. Malheureusement, notre étude ne peut que laisser dans l'ombre la période de la retraite, en l'absence de statistiques pertinentes pour la France.

 

Notes

1 Des extraits de cette étude ont été puliés par le journal Libération 815 octobre 1996).

2 Les références seront données successivement en notes de bas de page.

3 Selon Frédérique Mezza-Bellet, ces pays sont très productifs en études et réflexions sur ce thème qui n'est plus tabou et qui a eu pour résultats la mise en oeuvre de programmes d'aide pour le personnel. Au Canada des structures préventives se sont mises en place. Au cours de l'année 1989 a été créée une commission chargée d'entendre les policiers ayant connu une expérience professionnelle traumatisante. Ce processus a permis de faire diminuer la fréquence des suicides policiers dans ce pays. Aux Etats-Unis a été créé un programme d'aide aux policiers en difficulté: le "Police Stress Program" (études citées par F. Mezza-Bellet). Selon F. Mezza-Bellet, ces efforts traduisent le fait que dans les pays anglo-saxons, le taux de suicide policier est considéré comme un moyen direct d'évaluer la qualité ou le dysfonctionnement des services de police (F. Mezza-Bellet, "Le suicide dans la Police Nationale", document ronéotypé, Orphelinat Mutualiste de la Police Nationale).

4 La significativité des écarts est évaluée par des tests du CHI-2. La valeur du CHI-2 résume l'écart entre la distribution des suicides observés chez les policiers et celle que l'on observerait si les policiers connaissaient la fréquence des suicides de la population-témoin. La valeur de p indique la probabilité que les écarts observés soient seulement dus au hasard, en fonction de la valeur du CHI-2 et du nombre de degrés de liberté (d.d.l.). En pratique, lorsque p<0,05 on conclut que les écarts sont significatifs.

5 On peut noter ici que 1984 est l'année de mise en place du système du " 3/2", jugé responsable par certains spécialistes (en particulier le docteur Ceccaldi, médecin-chef de la Police Nationale) de nombreuses pathologies professionnelles.

6 F. Mezza-Bellet, op. cit., p. 76.

7 A la suite de Durkheim et d'Halbwachs, Jean-Claude Chesnais identifie les régularités statistiques du suicide aux manifestatiosn d'une loi générale: "Le suicide obéit à une dynamique rigoureuse, et quasi-universelle, dont voici, par ordre décroissant , les lois principales: a) la vulnérabilité croissante avecl'âge (...); b) la fragilité des catégoires défavorisées; c) la sursuicidité masculine; d) l'immunité relative des personnes mariées" (Jean-Claude Chesnais, "Le suicide dans les prisons", Population, n°1, Notes et Documents, INED, 1976, pp. 73-84).

8 F. Mezza-Bellet, op. cit., p. 21.

9 Michel Oligny, "Stress et burnout en milieu policier", Presse de l'Université du Québec, 1991, cité par F. Mezza-Bellet, op. cit., p. 42.

10 Dominique Monjardet souligne le lien existant entre la rupture des attentes (plus forte chez ceux qui valorisaient particulièrement la tâche policière) et l'attitude de retrait qui consiste à limiter son activité professionnelle au minimum qui assure le maintien dans l'emploi. "Ce comportement est loin d'être rare dans les polices, où il porte un nom: avoir 'posé les valises'" (D. Monjardet, "Ce que fait la police, Sociologie de la force publique", Editions La Découverte, Paris 1996, p. 214).

11 F. Mezza-Bellet, op. cit., p. 44.

12 Voir J.P. Thiesson, "Le suicide du policier", document du ministère de l'Intérieur, 1994.

13 "Quelques éléments de réflexion pour une étude du suicide dans la police", document interne, 10 novembre 1989.

14 J.M. Violanti, "Police Suicide", F.B.I. Law Enforcement Bulletin, vol. 64, n°2, février 1995.

15 Il semble que ce sentiment de déception survienne très tôt dans le carrière du policier. D. Monjardet cite une étude sur la socialisation professionnlle menée dans une cohorte de gardiens de la paix auxquels était proposée une définition positive de leur identité professionnelle ("spécialiste de la force publique") et une définition négative ("homme à tout faire"). "Entre l'entrée à l'école de police et la fin du stage, 27 mois plus tard, la proportion de ceux qui se perçoivent comme homme à tout faire double en passant de 18% à 35% (D. Monjardet, op. cit., p. 213; sur le protocole de cette enquête, voir D. Monjardet, op. cit., pp. 298-299).

16 Voir J. M. Violanti, op. cit.

17 Des données plus récentes confirment ces relations: sur les 56 suicides de l'année 1995, 52 (soit 92,9%) sont le fait de gradés ou de gardiens (ceux-ci représentant 79% des effectifs du personnel policier), 2 (soit 3,6%) d'inspecteurs (14% des effectifs), 1 d'enquêteur et 1 dernier était commandant (respectivement 3,5% et 1,5% des effectifs). On ne compte cette année-là aucun suicide de commissaire (chiffres transmis par Frédérique Mezza-Bellet).

18 D'environ deux dixièmes de point. En 1982, le taux de suicide des hommes inactifs de 25-64 ans était de 80,7 pour 100'000, ce qui est très supérieur aux taux des autres csp: ces personnes sont inactives pour des raisons qui dans de nombreus cas, constituent des facteurs de risque de suicide. Source: A. Philippe, "Suicide: évolutions actuelles", Regard sur l'actualité, n°137, La Documentation Française, janvier 1988.

19 "Suicide et armée: la gendarmerie", M. Bazot, J.D. Favre, Ph. Anvers in "Suicide et vie professionnelle: les risques du métier", XXVIIIèmes journées du Groupement d'Etudes et de Prévention du Suicide, 30 et 31 mai 1996, Poitiers.

20 De l'ordre de 20% (voir N. Bourgoin, "Le suicide et l'intégration sociale", Mémoire de DEA, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1990).

21 J.M. Violanti, op. cit.

22 J.M. Vilanti, op. cit. cité par F. Mezza-Bellet, op. cit.

23 E. Chalumeau, op. cit.

24 A. Nelson et W. Smith, "The Law Enforcment: An Incident of High Suicide", Omega, 1970.

25 J.M. Violanti, op. cit.

26 Cité par F. Mezza-Bellet, op. cit.

27 J.M. Violanti, op. cit.

28 Ibidem.

 

Bibliographie

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