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Première série. Volume II. Automne 1999, numéro 4
Les lycées sous le feu de l'évaluation actes de la sixième nocturne de Pénombre, Sous la présidence de Jean-René Brunetière,
J.-R. Brunetière: Merci aux orateurs d'avoir introduit ce débat et d'avoir respecté à la minute près leur temps de parole, ce qui va nous laisser un temps de discussion de 1h30 environ, qui n'assouvira peut-être pas toute notre curiosité. Je vous propose de commencer par les demandes d'éclaircissement ou de précisions aux orateurs, et puis qu'ensuite, très librement, tous les aspects du sujet, et vous avez vu qu'il y en a de nombreux, soient abordés avec les orateurs, avec la salle et au sein de la salle, en prenant soin que tout le monde participe si possible au même débat. Il faut donc qu'une première ou un premier se lance David Causse, directeur d'hôpital: Quelles sont les conséquences concrètes de l'appréciation par un recteur ou par les autorités locales, du fait d'être d'abord dans un "bon" lycée puis ensuite dans un "mauvais". Quelle est en quelque sorte l'élasticité budgétaire ou l'élasticité des points dont des enseignants ou les proviseurs peuvent bénéficier par rapport aux taux d'accès, de réussite, etc. Th. Saudejaud: Je n'ai pas une bonne réponse à cela, je ne suis ni recteur, ni inspecteur d'Académie et jusqu'à présent je n'ai jamais entendu parler de retours des recteurs ou des inspecteurs d'Académie en direction des chefs d'établissements à propos des différents classements au palmarès. Ce que je pense quand même, c'est que les établissements sont suivis au niveau académique mais pas seulement au travers de ce qu'on appelle les indicateurs de performance des lycées: il y a une batterie de données qui permettent d'apprécier la qualité du travail fourni. La qualité du travail fourni ne se mesure pas uniquement à ces taux. Un élément fort, me semble-t-il, est le projet d'établissement, l'analyse de l'état des lieux qui a été faite par l'établissement, les enseignements qu'il en a tirés et les stratégies qu'il a mises en uvre pour prendre en compte la réalité du terrain et répondre aux objectifs nationaux. Pour ce qui est des moyens, que vous évoquiez (je parle de ce que je connais, à savoir de l'Académie de Lyon), nous avons la DHG (dotation horaire globale d'enseignement) qui ne prend en compte ni les résultats, ni le projet, très curieusement. Globalement, les dotations horaires sont attribuées en fonction de la prévision de structure. En novembre, on négocie en quelque sorte les effectifs de la rentrée à venir à partir de projections statistiques faites par les services académiques et d'observations faites par les établissements. Cela donne une structure prévisionnelle à partir de laquelle les moyens sont attribués aux établissements. Par contre, des moyens complémentaires peuvent être attribués au titre du projet d'établissement en fonction du projet présenté, de sa cohérence, de sa pertinence et d'évaluations qui ont été faites l'année précédente. Voilà, je ne sais si j'ai répondu totalement mais, pour ce qui est de la carrière d'un chef d'établissement, je ne suis pas certain que les classements publiés par la presse jouent un rôle. A. Reverchon: Je veux vous raconter le cauchemar d'un chef d'établissement (je décris un scénario imaginaire mais qui a quelque part une réalité): imaginons, un hebdomadaire ou un quotidien qui publie un palmarès, dans lequel ce lycée est "mauvais". Il y a alors des fuites d'élèves de ce lycée et les stratégies des autres établissements faisant des offres attractives d'options, de séries, (car en gros la concurrence des établissements se joue sur l'attractivité vis-à-vis des bons élèves) entraînent des baisses d'effectifs. C'est arrivé à Paris où dans des lycées, les effectifs ont baissé, sur 10 ans, de 10 à 40%, entraînant une concentration des effectifs dans d'autres lycées. Comme la fameuse dotation horaire globale est calculée sur le nombre d'élèves, le nombre d'options, le nombre d'heures à donner (et plus il y a d'options, plus il y a d'heures), la dotation baisse. Il y a donc une mécanique qui se met en route et qui, pour répondre à la question du directeur d'hôpital, peut avoir des effets, y compris financiers, sur le lycée à long terme. Il y a des antidotes quand même, qui sont effectivement les projets d'établissement. C'est la capacité du proviseur, d'une équipe enseignante à essayer de redresser une situation, d'une part en trouvant des créneaux qui les rendent attractifs par rapport à l'ensemble de la carte scolaire du bassin dans lequel ils sont placés, et d'autre part, en étant capables de négociation avec le rectorat et les collectivités locales pour renforcer cette attractivité. Et puis, cela se traduit par des taux de réussite, puis des indicateurs meilleurs. L'autre antidote est effectivement au niveau du pilotage. Dans certains bassins, au niveau d'un ensemble de lycées, le rectorat et les proviseurs entre eux essayent d'aménager une offre de formation cohérente pour éviter les phénomènes de fuite des "bons élèves". Savoir que l'on publie des classements et qu'il y a des phénomènes comme ceux là qui sont observés, peut permettre de réagir et d'agir. J.-R. Brunetière: Donc si je vous ai bien compris, le but d'un lycée n'est pas d'augmenter la "valeur ajoutée", comme on le disait tout à l'heure, mais d'attirer les bons élèves? A. Reverchon: Augmenter la valeur ajoutée c'est effectivement, avec les élèves qu'on a, pouvoir donner une offre de formation qui corresponde à leurs possibilités et à leur donner les meilleures probabilités de réussite au bac. Le problème posé par le taux d'accès en seconde, c'est qu'il résulte surtout de la structure de l'établissement. Ce problème, repéré très rapidement par la DEP, a suscité beaucoup de réactions. Et la nouveauté de cette année, est que la DEP vient de créer un taux d'accès de la première au bac: en effet, la seconde, elle, est indéterminée alors que, lors du passage de la première au bac, les élèves sont déjà dans leur filière donc, a priori, l'effet option, l'effet offre de formation est diminué et il ne reste vraiment que la sélectivité voulue par l'établissement. On mesure ainsi le fait que les établissements, entre la 1ère et la terminale, virent les mauvais élèves, en gros, et gardent les bons (et bien entendu, cet indicateur nous le publions). Th. Saudejaud: Juste un mot pour éviter qu'on ne caricature les choses mais peut-être l'avez-vous fait avec provocation. Il ne s'agit pas de dire que les chefs d'établissements ont pour principal objectif d'attirer les bons élèves. Dès lors que vous êtes sur des effets d'images, il y a deux façons de travailler: travailler au fond, et avoir un projet pour apporter les correctifs nécessaires et progresser en termes de valeur ajoutée; ou rester sur la superficialité des choses et de faire de l'attractivité à bon compte plutôt qu'un réel travail de profondeur. Mais il y a tous les cas de figures. J.-R. Brunetière: Bien, je ne sais pas si ça vous a donné des idées pour sélectionner les bons malades dans votre hôpital David Causse: C'était tout à fait le sens de ma question. Il est intéressant de voir que les mêmes problématiques produisent les mêmes effets, c'est-à-dire qu'en voulant identifier statistiquement les "bons hôpitaux", on encoure le risque que cette manière d'envisager le "bon hôpital" induise la notion de "bons malades". Yves Dutercq, Groupe d'études sociologiques, INRP (Institut National de Recherche Pédagogique): Question à Antoine Reverchon: dans le choix que peuvent faire les familles, la réputation des établissements est souvent un élément plus important que l'efficacité véritable. Alors quelle était l'intention de ce sondage sur les meilleures classes préparatoires, dont il ne faut pas s'étonner qu'il ait entraîné un certain nombre d'effets pervers? Publier un tel sondage, c'était aller encore plus dans le sens du travail sur la réputation dont M. le Proviseur a laissé entendre qu'il était parfois lui-même plus efficace, plus rapide dans ses résultats que le travail de fond sur la valeur ajoutée. A. Reverchon: La réponse est assez simple. L'intention était extrêmement pédagogique au départ et complètement ratée à l'arrivée, enfin à mon avis. En fait, la question posée ne portait pas sur les résultats des classes préparatoires aux différents concours, mais était: "quelles sont, selon vous, les prépas les plus sélectives à l'entrée?". Dans les dossiers d'inscription, les lycéens qui visent une classe prépa doivent exprimer le choix de 3 établissements et la recommandation habituelle des conseils d'orientation est: "vous choisissez 2 bons et 1 moyen en termes de sélectivité; un auquel vous n'avez pas trop de chance d'accéder mais vous le mettez quand même, on ne sait jamais, puis un ou deux autres établissements, dont un qui correspond à votre niveau". La demande des familles était donc: "quels sont les établissements les plus sélectifs?" Ce sondage avait été fait parce qu'il n'y avait pas de statistiques sur le nombre de gens pris par rapport au nombre de dossiers présentés. Ce sont des statistiques que les lycées ont mais ne communiquent pas. C'est donc par ce moyen-là qu'on avait tenté d'approcher cette réalité. Et il s'est avéré que l'usage social de ce sondage, qui n'avait de valeur que par rapport à la sélectivité à l'entrée en prépa, a été utilisé par les parents comme un indicateur de la réussite aux concours. Il y a donc eu un déplacement, d'ailleurs intéressant du point de vue pénombresque. J.-R. Brunetière: Effectivement, lorsqu'une notion est trop subtile, elle est rapidement simplifiée dans l'opinion. A. Reverchon: On va au plus facile, et la presse aussi, soit dit en passant. J.-R. Brunetière: Est-ce qu'on peut admettre que la presse est notre reflet dans ce genre de situation? A. Reverchon: Oui, il y a effectivement quelque chose de cet ordre là. J.-R. Brunetière: Admettons-le donc, au moins provisoirement. Dominique Charvet, magistrat à la cour d'appel de Paris: Je préside actuellement une commission au Plan appelée "jeunes et politiques publiques" et c'est pourquoi je suis plus particulièrement intéressé par ces sujets. Monsieur Thélot fait partie aussi de cette commission et ma question s'adresse à lui. Le dispositif que vous venez de nous exposer est celui que l'on peut largement souhaiter dans le service public: mettre en place un système d'évaluation pour vérifier si nous remplissons bien nos missions et pour connaître le point de vue des utilisateurs. On sent bien cependant que ce n'est pas aisé car cela change beaucoup d'habitudes. Il faut donc une négociation. Ma question est de savoir comment vous êtes arrivé à la conduire avec vos interlocuteurs syndicaux notamment? Et si on devait suivre votre exemple, quelles sont vos recommandations pour que cela ne soit pas vécu comme un "flicage" de l'institution sur ses agents mais comme un progrès partagé? C. Thélot: Le premier point est qu'il n'y avait en fait qu'un interlocuteur, car il n'y a véritablement qu'un syndicat de proviseurs. Deuxième point, en février 1991, j'avais proposé de bâtir des indicateurs, mais pas de les publier et cela a été refusé pour différentes raisons. C'est-à-dire qu'il faut que les esprits soient assez mûrs, y compris dans les organisations syndicales. Et en 1991, ils ne l'étaient pas, en partie parce que l'effet de demande d'évaluation décrit par Monsieur Reverchon n'avait pas encore produit tous ses pleins effets. En 1994, la demande d'évaluation devenait très forte, et l'organisation syndicale elle-même se rendait compte que les effets pervers de la publication par Le Monde de l'éducation du taux de réussite lycée par lycée devenaient immenses. Dans mon esprit, la question de l'hôpital et du classement publié par Science et Avenir relèvent exactement de la même problématique. La demande d'évaluation de nos concitoyens est tellement forte que même si vous verrouillez tout ce que vous voulez verrouiller, ça déborde. Je veux bien qu'on dise ensuite que le mécanisme produit des effets pervers, et Dieu sait qu'il faut être attentif à ces effets seconds. Le syndicat des chefs d'établissements en 1993-1994, et en même temps d'ailleurs, le ministre M. Bayrou, ont commencé à comprendre que ça devenait trop pervers en 1993. Il y avait dans le programme de l'opposition de l'époque la nécessité d'évaluer les lycées. Ce que j'ai proposé, c'était non pas de réaliser le programme de l'opposition mais, d'avancer dans cette direction de façon assez rapide. Un ministre, lui aussi, commence à vraiment souffrir dans une société comme la nôtre où la transparence est telle que s'il n'évalue pas, d'autres le feront à sa place. Le ministre ne peut accepter qu'une politique d'évaluation se développe que si vous arrivez à le convaincre que l'opacité est devenue pour lui encore pire que la transparence. Si vous n'organisez pas, vous ministre, un minimum de transparence, on le fera pour vous et alors que vous ne maîtrisez plus rien et notamment pas le débat public. Troisième idée, je crois qu'à un moment, le SNPDEL, le syndicat des proviseurs, a vu, dans l'ensemble du dispositif IPES, une possibilité d'alléger un peu la tutelle des services intermédiaires. C'est un point qui est assez peu important pour le lycée mais l'est davantage pour le collège. Dans un département, l'inspecteur d'Académie peut faire peser sur les principaux de collège une demande très lourde d'informations sur leurs établissements. Ainsi, très souvent, on demande au principal d'un collège de bien vouloir élaborer telle information, de répondre à telle enquête, etc. Je crois donc que le syndicat des chefs d'établissements à un moment s'est dit, avec le dispositif proposé par Thélot, on va, d'une part, faire l'économie d'une partie des enquêtes qu'on nous demande constamment et, on va avoir, d'autre part, la possibilité d'aller dans le sens d'un peu plus d'autonomie. La quatrième observation est que nous imposons aux chefs d'établissements un prélèvement d'informations qui a un coût énorme (la rentrée scolaire se fait le 5 septembre et les chefs d'établissements ont quelques jours pour faire remonter, élève par élève, par tout un dispositif qui est maintenant assez bien organisé, un certain nombre d'informations, y compris des informations qui dans un autre pays, comme par exemple au Royaume-Uni, sont jugées comme superflues (par exemple, l'origine sociale des élèves)). Par conséquent, j'ai eu tout de suite comme idée de retourner par une sorte de "cercle vertueux" aux chefs d'établissements une information construite à partir de cette information détaillée qu'ils nous donnaient. Et donc un des éléments de conviction pour le syndicat et les chefs d'établissements était de dire: je ne fais que vous retourner d'une façon qui vous aide à piloter votre établissement ce que par ailleurs je vous demande de me donner. M. Roméro, dans son interview d'il y a six mois dans Le Monde de l'Éducation, est assez d'accord sur le principe, mais est plus critique sur la publication, parce qu'il est très sensible aux dérives possibles et méfiant quant à un éventuel accroissement de l'utilisation des indicateurs pour le pilotage. Je pense personnellement que l'étape à venir, maintenant que nous avons formé tous les chefs d'établissement à l'usage du dispositif, c'est d'utiliser ce dispositif un peu mieux et surtout intelligemment. Il faut que le système d'information et les indicateurs, même s'ils peuvent produire des effets pervers, soient inattaquables sur leur(s) principe(s). Bernard Sujobert, parent d'élève, FCPE: Je suis parent d'élève et donc certainement représentant de ces consuméristes qui représentent une dérive! J'ai le sentiment que l'on est un peu dans une course de vitesse entre deux évolutions tout à fait contradictoires et on ne sait pas laquelle va l'emporter: soit une évolution de type consumériste avec de plus en plus de chiffres publiés, que toutes les recommandations de prudence n'arriveront pas à éclairer du tout, ou une utilisation beaucoup plus responsable et qui correspond à ce qu'a décrit M. le Proviseur - exemple de proviseur que l'on ne rencontre pas tous les jours, soit dit en passant! -. Personnellement, je ne me souviens pas, dans une carrière relativement longue de parent d'élèves, responsable associatif au niveau d'un lycée puis au niveau académique, d'avoir participé à un examen, à un débat précis sur les chiffres présentés, ni au niveau académique, ni au sein des conseils d'administration. Il y a peut-être un problème de culture d'ailleurs: est-ce que les chefs d'établissements sont prêts à examiner collectivement ces chiffres, avec les autres membres de la communauté scolaire de l'établissement? Je n'en suis pas sûr. Si l'évaluation doit servir à améliorer les choses, ce que tout le monde souhaite certainement, il faut que cette phase de débat, au niveau des établissements et des académies, soit renforcée, éventuellement même, qu'une incitation forte du ministère soit donnée, avec davantage de moyens (formation, etc.). Autre point: les choses sont dites sur le lycée, dont on publie les résultats, mais cela produit des effets en arrière, en retour et en amont extrêmement importants; ça rejaillit sur les collèges, on ne sait pas comment car il n'y a pas d'enquête; cela rejaillit même sur les écoles primaires. Tout le monde le sait mais personne ne sait combien de familles sont concernées, ni comment elles se déterminent, ni quels effets de ségrégation scolaire en résultent. Dernière chose: cet outil est fait pour être un outil collectif, commun à plusieurs catégories d'utilisateurs. Or, l'utilisation individuelle et personnelle qui en est faite crée, selon l'expérience que j'en ai, une cascade de culpabilités assez impressionnante: culpabilité des parents tout seuls face à leur Minitel ou leur journal, se disant "il faut que je fasse le bon choix pour mon enfant sinon je suis un mauvais parent"; culpabilité des enseignants qui, quand ils ont un affichage de mauvais résultats, se disent qu'ils sont mauvais ou alors que leurs élèves sont mauvais. Par ce système d'appréhension purement individualiste des chiffres qui nous tombent en avalanche naît une sorte d'angoisse solitaire, même pour les élèves (dans l'exemple d'un lycée qui se vidait de ses élèves, j'ai un exemple précis en tête, les élèves étaient choqués et atteints dans leur dignité). Ce n'est donc pas un outil collectif, à la disposition d'acteurs qui veulent changer les choses et qui veulent débattre. Alors qui gagnera la course? J'ai eu l'exemple d'un observatoire régional qui va mettre ces chiffres dans sa base de données: qu'en sera-t-il des précautions d'usage que recommandent les producteurs de ces données? Par ailleurs, certains cercles du patronat, qui veulent s'investir fortement dans l'éducation, disent que peut-être on pourrait orienter la taxe d'apprentissage vers les établissements qui font la transparence sur leurs résultats. Mais surtout, n'allons pas conclure de ce que je dis qu'il faut cacher ces chiffres, que seuls quelques spécialistes ou quelques responsables pourront examiner. Simplement, soyons plus lucides quant aux effets qu'ils produisent, pour contrecarrer les effets non souhaitables. J.-R. Brunetière: Si je comprends bien, l'ensemble de vos chiffres, de ce que vous appelez IPES, constitue une sorte d'iceberg dont la partie émergée était au départ le taux de réussite au bac, puis vous avez réussi à faire émerger deux autres concepts, le taux d'accès et la "valeur ajoutée" mais en fait, en dessous de la surface, à l'intérieur de l'établissement, il y a toute une masse d'indicateurs qui doit servir au progrès de l'établissement. J'aimerais bien savoir s'il y a d'autres chefs d'établissements dans la salle qui, comme M. Saudejaud, utilisent ces indicateurs pour le progrès de leur établissement? Y a-t-il d'autres chefs d'établissements? Vous avez droit de ne pas répondre .(Pas de réponse) Claude Parreau, professeur dans un "lycée de banlieue parisienne": À mon avis, toutes ces histoires de classements des lycées comme des sondages de consommation dans les restaurants, font qu'on arrive à une situation assez catastrophique dans l'école. Les élèves étant très passifs disent en gros: "nous avons acheté notre place dans ce restaurant, servez-nous la soupe maintenant!". Et je suis très inquiète de cela parce que les élèves ne se disent même plus que c'est à eux de faire quelque chose. Ils sont dans un endroit où on a 69% de réussite au bac et ils attendent. J.-R. Brunetière: On a vu effectivement le taux attendu qui dépendait de leur âge et de leur catégorie socio-professionnelle, on a vu la valeur ajoutée par le lycée mais on n'a pas vu apparaître la notion d'effort des élèves. Christian Baudelot, professeur de sociologie, École Normale Supérieure: J'ai participé pendant deux ans avec Roger Establet à la publication et au commentaire des résultats de l'évaluation des lycées dans le Nouvel Observateur. Nous avons bien éprouvé, ce faisant, la contradiction qui s'exprime aujourd'hui dans la salle et dans la discussion. D'un côté, je suis entièrement d'accord avec l'ensemble des points de vue exposés par Claude Thélot et admiratif devant l'immensité du travail accompli sous sa direction par la DEP. Establet et moi, nous sommes des militants inconditionnels de l'évaluation du système scolaire dans l'esprit qui vient d'être exprimé. D'un autre côté, l'expérience prouve qu'on n'a pas encore trouvé les moyens les plus appropriés et les plus efficaces pour transmettre ces résultats aux établissements de telle façon qu'ils puissent se les approprier et les utiliser de façon productive. Il y a certes beaucoup de résistance de la part du corps enseignant et des chefs d'établissements devant une entreprise dont ils se méfient souvent à tort. Mais la publication des scores des établissements par voie de presse n'est pas le meilleur moyen pour familiariser les enseignants à une culture de l'évaluation qui s'impose et dont ils ont tout à gagner. Nous l'avons directement éprouvé à nos dépens. L'idée centrale consiste à s'interroger sur les très grandes différences de performances entre des établissements dotés du même potentiel pédagogique et social. Si 2, 3 ou 5 établissements qui disposent du même potentiel, des mêmes équipements, d'élèves issus des mêmes milieux socioprofessionnels, ont des résultats si différents, c'est qu'il y a quelque part des facteurs d'efficacité et d'inefficacité. Il est important de les identifier, et le fait de soumettre aux acteurs la mesure de ces différences et de ces écarts doit les faire réfléchir. Comme M. le Proviseur l'a montré tout à l'heure, on peut très bien en faire un bon usage, essayer de les comprendre. Le rôle du chef d'établissement s'avère chaque jour plus important, comme animateur d'équipe, et c'est un fait nouveau dans l'histoire de l'enseignement. Ce qui nous avait beaucoup séduit avec Establet, c'est qu'on pouvait déboulonner avec cette méthode les gloires consacrées: le lycée Louis Le Grand et le lycée Henry IV n'étaient plus avec ces critères-là les meilleurs lycées. En rejetant chaque année leurs mauvais élèves et en prélevant la crème des autres lycées, ils avaient un taux de succès apparent très élevé mais un taux de réussite fondé sur la mesure du travail pédagogique accompli très faible. Leur pratique de sélection sociale se trouvait ainsi exposée au grand jour et pénalisée. Il y avait par contre de très bons lycées ailleurs, des lycées moins ou pas connus, où un boulot tout à fait respectable se faisait, et dont on ne parlait jamais. Accueillant une population tout venant ils réussissaient à faire passer le bac à des proportions d'élèves très supérieures à ce que les propriétés sociales de leur public laissaient attendre. On croyait avoir déboulonné les statues, et en même temps on s'est aperçu progressivement que l'on faisait pareil: c'est-à-dire que d'abord il y avait une queue du classement et ensuite c'était encore une hiérarchie. Les indicateurs de la DEP exposés par Claude Thélot peuvent sembler grossiers mais ils sont dans l'ensemble très pertinents. J'ai eu l'occasion de mesurer la pertinence et l'exactitude individuelle de ces indicateurs. Une année, animés par un zest supplémentaire de provocation, on avait converti les valeurs mesurées par les indicateurs (écarts entre le résultat attendu et le résultat observé) en notes, notes pondérées, de 1 à 19. Catastrophe ! Les enseignants n'arrêtent pas de noter leurs élèves et ne se posent absolument aucun problème pour noter et parfois humilier des jeunes en les accablant de 0 et de 1 mais le fait de recourir à des notes de 0 à 20 pour évaluer leur établissement relevait du sacrilège. Nous avons donc été très souvent pris à partie par des chefs d'établissements "mal notés", des associations d'enseignants, des enseignants qui ont commencé par nous invectiver et nous insulter (rien là que de très normal). À chaque fois, l'algarade passée, on discutait et nous leur proposions de venir discuter dans leur établissement. La plupart ont accepté ce qui a donné lieu à des séances d'explication toujours animées, parfois violentes mais le plus souvent très fructueuses pour les deux parties. Nous leur expliquions les tenants et les aboutissants de la mesure qu'ils ignoraient. Ils ne lisaient dans les magazines que les résultats de leur établissement sans jamais daigner lire les notes et les précautions méthodologiques dont nous assaisonnions chacun des tableaux publiés et qui devaient relativiser la portée des résultats. Ils nous expliquaient de leur côté les effets souvent dévastateurs que représentaient pour leur établissement et les relations avec l'environnement la publication de ces "mauvaises notes" et de ce qu'ils considéraient comme un palmarès. Je voudrais vous donner trois exemples, mais je ne citerai pas les noms des établissements: Le premier, un vieil établissement parisien peuplé d'élèves issus des meilleurs milieux situé au centre ville de Paris, avait la note 1. La proviseur n'étant pas du tout contente, j'ai été introduit au conseil d'administration où j'ai été sommé d'expliquer comment on s'y était pris. Au début, la discussion était très tendue mais progressivement, en analysant les choses, on s'est aperçu qu'il y avait un très grave problème de discipline et un laisser-aller total dans l'établissement, pas d'horaire, un vrai absentéisme professoral, etc. Deuxième exemple en Bretagne, un lycée très mal classé: il y avait un seul prof de philo qui écrivait des romans policiers et quand il écrivait ses romans, il se mettait en congé. Les élèves n'avaient donc pas de philo du tout. Troisième cas, un lycée en Loire-Atlantique - pas à Nantes! ! ! -, dont la filière C avait de très mauvais résultats. L'ancien proviseur, en fidèle jospinien avait exécuté à la lettre les consignes ministérielles de 1988 et 1989 qui suspendaient l'attribution de moyens nouveaux à l'ouverture en grand des sections. Moyennant quoi il avait accueilli en C des gens qui n'avaient absolument pas le niveau pour passer le bac C. Et cette situation a perduré. Donc dans ces 3 cas, et j'en ai d'autres, les indicateurs techniques retenus étaient finalement assez justes pour pointer des problèmes réels et parfaitement remédiables. Tout cela pour dire je suis convaincu par la nécessité de cette entreprise, et admirateur devant la qualité du travail statistique qui a été accompli. Et un peu inquiet devant le changement de cap qui semble s'amorcer dans cette direction du ministère. Cela dit, on n'a pas encore trouvé vraiment la façon la plus efficace de transmettre aux équipes pédagogiques et au public en général ces informations pour qu'ils en fassent un usage relativement rationnel ou, en tous cas, d'évaluation. La concurrence médiatique que les différents magazines se livrent à ce sujet n'est certainement pas la bonne méthode. Il y a une date d'embargo et personne n'a le droit de publier quoi que se soit avant, mais tout le monde a les fichiers et les équipes travaillent différemment, chacune se demandant ce que vont faire les autres, etc. Dans beaucoup de cas, la publication par voie de presse des résultats de l'évaluation renforce le consumérisme scolaire, enfonce les établissements en situation difficile, irrite et décourage les enseignants au point de leur faire refuser toute forme d'évaluation. Ce qui est exactement l'inverse du but recherché. Il importe donc de trouver des moyens plus efficaces et sans doute plus internes d'assurer le retour de ces résultats aux établissements et de les utiliser pour transformer positivement les pratiques pédagogiques. J.-R. Brunetière: On pourrait résumer en disant qu'il se crée une sorte de marché de l'éducation où chaque acteur a ses objectifs propres: les parents cherchent à mettre leurs enfants dans les "bons" établissements et, pour eux, malgré les efforts et les précautions de Monsieur Thélot, le taux de réussite au bac reste encore une valeur sûre. Les lycées, quant à eux, cherchent à avoir les bons élèves. Lorsqu'on rend transparente l'information, on risque de rendre encore plus facile et encore plus fort ce type de ségrégation. Mais d'un autre côté, si on ne les publie pas Nous sommes dans une contradiction que vous avez fort bien décrite. Alain Auffray, journaliste à Libération: Ma question s'adresse à Monsieur Thélot. Je voudrais savoir s'il n'a jamais été envisagé d'imaginer un critère qui corrigerait peut-être le critère du taux d'accès et qui mesurerait l'énergie développée par les chefs d'établissements à faire leur marché de bons élèves au niveau de la seconde. Il me semble que tant que l'on ne mesure pas ça, qu'on ne pondère pas avec ça, les taux ne veulent pas dire grand-chose, surtout dans un endroit comme Paris. J.-R. Brunetière: Je crois qu'il y a des tests de niveau des élèves qui ont été instaurés récemment et qui fonctionnent notamment en seconde. Qu'est-ce qui s'oppose à ce que Th. Saudejaud: Il ne s'agit pas de tests de niveau; il s'agit d'une évaluation à l'entrée en classe de seconde pour avoir en quelque sorte une photographie de la classe et aider les professeurs à bâtir leur enseignement et plus particulièrement les enseignements modulaires. Les résultats de ces tests restent finalement une affaire privée entre les professeurs et leurs élèves. Il n'y a pas de remontée nationale, ni même de communication en dehors de la classe. J.-R. Brunetière: Puisqu'on évalue les élèves en seconde, pourquoi ne pourrait-on pas l'utiliser dans une évaluation plus large ? Pourquoi se complique-t-on la vie à calculer une "valeur attendue" ou des critères attendus avec les catégories socioprofessionnelles et l'âge des élèves, alors qu'on pourrait simplement mesurer leur niveau à l'entrée? C. Thélot: Non, on ne peut pas! Si on croit que cette question est centrale, il faut partir des notes aux trois épreuves du brevet des collèges, c'est-à-dire en français, en histoire et en mathématiques (donc sans tenir compte du contrôle continu). Faisons remonter cela pour chacun des élèves et ajoutons aux deux critères d'âge et d'origine sociale, ce critère de notes. On l'a fait de façon expérimentale et les différences étaient très faibles par rapport à ce qui est publié. Autrement dit, et c'est un point qui est très important - naturellement pas pour les lycées extrêmement mauvais ou extrêmement bons, dont Christian Baudelot a rappelé tout à l'heure qu'ils se fichaient en partie du dispositif mais pour les lycées un peu au milieu -, le couple des deux critères de l'origine sociale et de l'âge résume à peu près bien le niveau des élèves. Si on voulait faire mieux, la remontée d'information sur tous les élèves du brevet serait d'une complexité infinie parce que le brevet se passe au collège, et que du collège au lycée, les élèves changent d'établissements. L'âge joue un rôle bien plus considérable que l'origine sociale. Nous sommes dans notre société extrêmement attentifs aux inégalités sociales et nous avons raison mais, pour les chances de réussite au baccalauréat, l'âge qu'a l'enfant lorsqu'il se présente au baccalauréat est beaucoup plus central que son origine sociale. Pourquoi? C'est parce que l'âge auquel vous passez votre baccalauréat résume toute votre carrière scolaire. C'est donc un excellent prédicteur de votre niveau. On le voit au baccalauréat et on le voit aussi au DEUG. Prendre une information de plus qui serait le niveau des élèves est presque redondant avec l'âge. J.-R. Brunetière: L'origine sociale et l'âge doivent être passablement corrélés d'ailleurs. C. Thélot: Oui et non. Évidemment, si je prenais une infinité de catégories sociales, c'est-à-dire si je repérais les enfants par une trentaine de positions sociales, j'aurais évidemment de plus grandes finesses et des corrélations plus fortes qu'actuellement où on les repère avec 4 catégories sociales. Mais si je les repère avec 4 catégories sociales, c'est parce que je n'ai pas le choix car les proviseurs répondent d'une façon tellement floue à l'origine sociale - ce qui se comprend pour une infinité de raisons - [remous dans la salle! ! !]. Th. Saudejaud: Une précision si vous le permettez: nous faisons état de ce que les familles nous communiquent. Dans les demandes d'inscription, les catégories sont cochées par les familles. Thomas Brisset, professeur d'histoire et géographie: Je suis professeur dans un lycée de banlieue, un de ceux qui sont très fragilisés par tous ces problèmes. Je voudrais simplement dire que je rencontre souvent des familles tellement perdues par rapport au système scolaire qu'elles ne se posent même pas la question que vous évoquiez tout à l'heure: "quel est le meilleur lycée pour mon enfant?". J.-R. Brunetière: Comme on a dit qu'il y avait une "minorité choisissante", il y aurait donc une "majorité non choisissante" et même en partie perdue. C. Thélot: Faire ce type d'indicateurs n'est pas adapté aux établissements des deux extrémités. Eh bien, c'est pareil pour les familles. Faire ce travail n'est pas adapté pour les familles "perdues", cela va de soi. Ce qui est important, c'est que ce travail peut servir en gros les couches moyennes, ou les couches moyennes à la limite un peu basses, par rapport aux couches supérieures et en particulier par rapport aux enseignants. Un dispositif comme ça ne peut se substituer à ce que chaque établissement doit faire: un dialogue avec ces parents perdus pour éviter que la distance avec l'école ne s'accroisse ou ne soit si grande. Les outils, il faut les utiliser pour à peu près ce pour quoi ils ont été conçus. Karin van Effenterre, professeur de mathématiques: Je suis professeur dans un lycée de la banlieue parisienne, lycée à dominante technologique, tertiaire et technique situé juste à côté d'un lycée à dominante classique avec une majorité de sections scientifiques et littéraires. Je pense que vous comprenez que nous n'attendons pas vraiment les résultats de l'évaluation pour savoir que notre taux réel sera pour les 3 indicateurs inférieur au taux attendu. C'est ma première remarque. Ce qui m'intéresse, c'est ce qu'on évalue, et pour quoi faire. Il me semble que pour un service public, on attend qu'une évaluation débouche sur une amélioration du dit service public. Alors, que veut dire "améliorer la qualité de l'enseignement, améliorer la qualité de l'école"? Je prends un exemple: les critères discriminants choisis pour montrer les difficultés de l'enseignement sont l'âge des élèves et les catégories socioprofessionnelles de leurs parents. On pourrait peut-être améliorer la situation de l'enseignement en rallongeant la durée de l'école avant l'arrivée au lycée. On pourrait ainsi passer plus de temps à l'école sans que cela soit considéré comme un "retard". Voilà une proposition qui n'entre pas dans les schémas attendus de ces évaluations. Si je prends la catégorie socioprofessionnelle: tout à l'heure Monsieur Baudelot a appelé un "bon lycée", un lycée qui correspond à un lycée "bourgeois" mais ce n'est peut-être pas cela qui doit nous intéresser. On peut chercher à savoir si les catégories socioprofessionnelles en difficulté sont bien répertoriées, et envisager que l'école s'adresse aussi à ces gens-là. Il s'agit de discuter non pas d'allègements de programme mais de mettre au point ce qu'on est chargé d'apporter à l'ensemble des enfants scolarisés en France. On peut donc travailler sur ces indicateurs dans un sens différent de celui dont j'entends parler depuis le début de cette nocturne. Les problèmes que nous nous posons - c'est pourquoi je dis que notre lycée ne fonctionne pas - c'est que l'enseignement donné à nos élèves ne leur parle pas, n'est pas dans leur quotidien, n'est pas dans leur manière de réfléchir, d'agir, de penser. Voici un exemple de ce qu'on appelle le pilotage par l'institution, s'appuyant sur les chiffres de la DPD. Trois grands objectifs de la scolarisation de l'Académie cette année sont énoncés: 1) diminuer à tous les niveaux les redoublements; 2) favoriser le passage en seconde général et technologique des élèves parvenus aux termes de leur scolarité en collège; 3) assurer l'accroissement de la part d'une génération accédant au niveau du baccalauréat et la réussite au diplôme. Je trouve qu'appeler ces points des "objectifs de scolarisation" est assez significatif. Pour terminer, il me semble que l'on favorise toujours dans les évaluations des critères quantitatifs parce qu'ils permettent des classements et des comparaisons faciles. Je voudrais savoir comment on pourrait penser l'évaluation autrement qu'en termes de chiffres! C. Thélot: Sur la dernière remarque: ce n'est pas exact. Si on parle des trois indicateurs publics, il s'agit d'indicateurs quantitatifs. Mais le dispositif IPES contenait un certain nombre d'indicateurs qualitatifs à la disposition du chef d'établissement. Par exemple - et c'est peu utilisé, pour ne pas dire pas utilisé du tout - on s'était risqué à essayer d'apprécier le climat des établissements parce qu'il nous semble jouer un certain rôle dans le fait qu'un établissement est efficace. Que veut dire le "climat", c'est bien ça la question intéressante. Ce qui est problématique, c'est l'usage par les établissements, qui est trop peu fréquent, d'un certain nombre de choses qui sont mises à leur disposition. Sur la première partie de votre intervention, vous abordez quelque chose qui est de l'ordre de la politique éducative. Ce soir nous avons dit trop rapidement qu'il y avait un "bon" et un "mauvais" lycée, un "bon" et un "mauvais" élève. Ce serait une immense souffrance pour les élèves et un immense échec de notre système éducatif si par miracle nous savions faire des lycées Henri IV partout. Et en même temps, il faut que des lycées comme le lycée Henri IV existent. Par conséquent, pour moi, le bon usage des indicateurs -et je crois que cet usage est accessible mais peut-être dans le contexte d'une politique éducative plus souple, plus diversifiée qu'elle ne l'est actuellement -, c'est d'inciter à ce que ces indicateurs provoquent précisément le projet spécifique à chaque type d'établissement. Alors je crois qu'il faut aller vers une diversification des lycées, des excellences et des projets. Mais comment peut-on marier réellement, et pas simplement dans des propos de tribune, un accroissement de la diversification des lycées et une émergence d'excellences diverses, dans un système éducatif qui doit rester national. C'est le point central pour les 20 ans qui viennent sur la politique éducative. Et l'évaluation doit aider à résoudre ce point. La résolution de ce point est extrêmement difficile surtout si on exige qu'elle soit concrète Stella Baruk: J'ai une grande habitude des élèves dits "en difficulté" et des parents de ces enfants en difficulté. Et donc je suis souvent soumise à la fameuse question: "où dois-je le ou la mettre?". Bien souvent ces élèves en difficulté étaient des élèves de très bons lycées, qui d'une manière ou d'une autre devaient quitter cet établissement. Et bien très paradoxalement j'ai très souvent répondu à des parents de mettre leurs enfants dans un lycée moyen. J'avais l'impression jusque il y a quelque temps que c'était un concept inexistant mais apparemment, le lycée moyen existe, il est entre les bons et les mauvais! Ce lycée moyen se caractérise par quelque chose que n'ont ni l'un ni l'autre: la qualité de vie dans le lycée. Et cette qualité de vie dépend tout à fait de la réputation du lycée, de l'existence ou non d'une pression qui rend la vie tolérable aux élèves et qui permet ou non de faire du bon travail. J'ai vu des lycées qui à force d'être moyens sont devenus bons, tout simplement parce que les élèves pouvaient y travailler en paix, sans être soumis à cette insupportable pression qui est celle des bons établissements. On a dit tout à l'heure que l'on pouvait poser des questions incongrues alors je la pose : est-ce que la qualité de vie dans un lycée entre dans l'évaluation qui en est faite, pour les parents? C. Thélot: Une des phrases les plus profondes que je connaisse et qui aide à réfléchir, y compris peut-être au concept de lycée moyen et aux conditions dans lesquelles un établissement ou une classe peuvent réussir, c'est la phrase de Rousseau: "je vis que je réussissais et cela me fit réussir davantage". C'est-à-dire que des exigences trop fortes et inadaptées à force d'être trop fortes entraînent certainement l'échec des élèves. Mais c'est délicat car en même temps, les exigences que l'on a à l'endroit des élèves doivent être adaptées, doivent être assez soutenues et doivent d'ailleurs être un peu au-delà de ce qu'ils sont capables de faire spontanément pour justement les tirer un peu. A. Reverchon: Précisément, si on recherche une manière de présenter qui ne soit ni trop simple, ni trop simplificatrice et porteuse de perversion, c'est précisément pour pouvoir utiliser ces indicateurs par rapport au profil d'un élève face à un établissement et une série d'indicateurs. Et l'examen de cette série d'indicateurs pour un même établissement ne livre pas seulement des chiffres, mais aussi des éléments sur la réalité de cet établissement et sur sa stratégie par rapport à ses élèves, par rapport à l'offre éducative qu'il est en mesure de donner à ses élèves. Ce qui est intéressant, ce n'est pas de se dire qu'il y a le bon, le mauvais, le moyen établissement mais de chercher quel est le bon établissement pour cet élève. C'est comme ça qu'il peut y avoir une utilisation intelligente de la multitude de chiffres qu'on livre en pâture mais c'est aussi comme ça que l'on peut progresser dans la lecture et dans l'utilisation valable, du point de vue des parents, de ces indicateurs. Ce sont des chiffres qui montrent quelque chose. C. Thélot: La qualité de vie est très difficile à mesurer. C'est important car le climat de l'établissement fait que les élèves viennent ou ne viennent pas, donnent ou ne donnent pas. Et ceux qui fréquentent le lycée et les familles le ressentent confusément, pour peu d'ailleurs qu'il y ait une politique de communication de l'établissement qui vise à faire partager ce qui se fait. Prendre appui sur les résultats, c'est une entrée tout à fait respectable mais on ne peut pas nier que dans des contextes analogues, il y a des équipes qui sont plus performantes que d'autres et que l'intérêt des indicateurs, et notamment de ces indicateurs de résultats, de performances, c'est qu'ils renvoient une image. Il faut que les équipes pédagogiques acceptent ce retour d'image. C'est effectivement souvent difficile parce que les professeurs, qui exercent un métier tout à la fois solitaire et libéral, sont la plupart du temps dans l'attitude de celui qui juge, qui sanctionne et ils n'acceptent pas facilement les retours d'image et les débats qu'il peut y avoir autour des résultats qu'ils obtiennent. Il y a effectivement des pratiques qui permettent d'être plus performant à différents points de vue, en termes de vécu de la classe, en termes d'intérêt pour la discipline, en termes de résultats. Ce travail de fond, il faut le faire absolument et discuter des pratiques pédagogiques individuelles et collectives. J.-R. Brunetière: À ce stade du débat, je ressens tout de même un trouble parce que ce système d'évaluation manifestement tout à fait remarquable, voire extraordinaire, et que seul un pays napoléonien comme le nôtre peut se payer, a finalement deux effets: l'un qui est de jouer sur le marché éducatif que nous avons un peu décrit, l'autre qui est de jouer sur l'amélioration du système et sur son recentrage sur les objectifs d'un service public de l'éducation qui sont - si je peux les résumer car ils sont énoncés à peu près de la même manière partout - premièrement, acquérir des connaissances, des savoirs, de la culture; deuxièmement, préparer à la vie professionnelle; troisièmement, former à la vie en société; quatrièmement, assurer l'égalité des chances, et le tout avec une certaine efficacité par rapport aux moyens fournis. Par rapport à ces objectifs, la partie utilisée de ce système d'évaluation est terriblement appauvrie et vous nous dites que c'est parce que les chefs d'établissements ne l'utilisent pas: pourquoi ne les utilisent-ils pas? Pourquoi finalement n'ont-ils pas intérêt à l'utiliser? Vous nous avez bien décrit les difficultés qu'il y a à utiliser ce système mais d'un autre côté, je crois comprendre qu'ils n'ont aucun intérêt particulier à l'utiliser puisque aucune gratification, aucun plus n'est accroché à ça. Donc je trouve que l'explication "ce sont les chefs d'établissements qui ne l'utilisent pas" est un peu courte. C. Thélot: Ce n'était pas une explication mais un constat A. Reverchon: Les indicateurs montrent l'hétérogénéité. La difficulté, c'est de se saisir de l'hétérogénéité pour faire quelque chose à partir de la position dans laquelle on est: c'est la politique de l'établissement. Et c'est à partir des caractéristiques des établissements et de cette hétérogénéité que peut s'élaborer le projet d'établissement: c'est bien l'intention de politique éducative. Après, le milieu enseignant lui-même sera plus prêt à admettre qu'il y a une hétérogénéité et qu'il y a à agir autour et à partir de ça. "L'élève est au centre du système éducatif" mais peut-être que maintenant c'est l'élève en difficulté qui doit être au centre du système éducatif. Chantal Roussin, professeur au lycée Oehmichen à Châlons-en-Champagne: Pour évaluer la richesse d'un pays, on est passé d'un PNB par habitant à un indice du développement humain. On a pris en compte la santé, l'instruction et le revenu. Est-ce que pour mesurer la richesse d'un établissement scolaire on ne pourrait pas créer un indice d'éducation - alors j'ai cherché un adjectif et je vais en citer un car il est à la mode - "citoyenne" où on pourrait prendre en compte la vie associative, culturelle, sportive, les actions innovantes, la relation avec l'environnement et les examens? Et pas seulement les résultats au baccalauréat. Madame Teissier, parent d'élève: Je suis représentante de parents d'élèves. Les catégories socioprofessionnelles sont remplies par les parents mais sur une grille déjà constituée qui est assez ridicule. Alors ne pourrait-il pas y avoir déjà une amélioration de cette grille? D'autre part, dans les évaluations d'un lycée, on pourrait tenir compte du fait qu'un lycée accueille des élèves de provenances différentes, ce qui est un bien pour un lycée si c'est bien géré. Et le fait qu'un lycée arrive à gérer ces différences devrait être compté comme un bon point. Une fois arrangée cette répartition en catégories socioprofessionnelles, qui pour moi en l'état actuel me semble plutôt folklorique, on pourrait donc essayer d'évaluer combien un lycée s'efforce d'être un lycée démocratique. On pourrait aussi donner un critère de risque : mes enfants étaient dans un collège où il y avait beaucoup d'enfants d'Européens qui trouvaient que dans le système français, les enfants passent énormément de temps devant le papier et pas beaucoup de temps devant les arbres, des choses vivantes, des bicyclettes, etc. Des enfants qui ont suivi un parcours un petit peu différent sont parfois réinsérés difficilement, car on ne voit que la finalité du bac. Un parcours différent est alors mal jugé. Un critère qui bonifierait un lycée, serait qu'il accepte des enfants un peu hors normes. Un autre point, j'ai assisté à des commissions d'appel et un des points principaux de refus des familles pour le technique c'est justement qu'un enfant d'âge normal serait avec des enfants qui seraient de 3 ou 4 ans plus âgés. Et dans ce cas-là, il y a un refus terrifié des familles parce qu'ils ont peur d'un tas de choses. Il y aurait donc une amélioration énorme du système - car après tout on fait cette réunion pour essayer d'améliorer quelque chose - si ce critère d'âge qui était noté pouvait aussi être utilisé pour rassurer les familles et dire que, par exemple, dans cette classe, il y a une variation normale de 2 ans mais pas de 4 ou 5 ans. Jean-Paul Jean, magistrat à la cour d'appel de Paris, vice-président de Pénombre: La problématique de Pénombre est d'examiner l'utilisation du chiffre dans le débat social et en l'espèce de comprendre pourquoi et selon quelles modalités l'approche en termes de classement est nécessaire. Je n'ai pas tellement de doute sur la qualité de l'outil d'évaluation tel qu'il a été construit mais, à partir de certaines questions, je dirais "politiques", le débat m'a fait évoluer. Monsieur Thélot a dit au départ que le travail de la DEP visait deux objectifs: 1) l'allocation de moyens, 2) faire une sorte de retour sur les établissements pour une auto-évaluation à partir de critères objectifs partagés dans l'ensemble des établissements. Il est intéressant de comparer avec l'utilisation du PMSI pour une évaluation des hôpitaux. Pour les tribunaux, nous avons mis en place un premier outil l'an dernier, avec un certain nombre de ratios et de critères d'activités, par magistrat, par exemple. Ainsi, de façon transparente, pour la première fois ont été expliquées les bases d'allocation des moyens et d'abord les créations budgétaires de postes. Mais, concernant le classement des lycées, il faut aussi penser en analyse systémique : qui a intérêt à ce que soit produit ce classement aujourd'hui? Il y a par exemple l'intérêt direct de la DEP elle-même en termes d'image et d'influence. Quand on parle de la DEP, on parle de cette enquête. Je crois aussi qu'on ne peut pas être naïf. Un tel outil est forcément objet de forte médiatisation. Il est tout à fait normal que l'on trouve dans la presse les résultats des milliers d'établissements. Les choses doivent être totalement transparentes. De toutes façons, les chefs d'établissement qui ont un bon taux de réussite au bac vont tous le vendre. L'apport de l'enquête, c'est d'apporter le correctif social nécessaire. Donc c'est un débat purement politique entre ceux qui donnent un chiffre qu'ils valorisent pour que les parents orientent les bons élèves vers eux et le ministère de l'Éducation nationale, qui, au nom de l'égalité républicaine, fournit le correctif social. Pour résumer, je suis très intéressé par cette construction d'outils d'aide à la décision de plus en plus sophistiqués, mais il est évident que l'utilisation d'un classement et sa médiatisation obligée avec ses effets pervers posent le problème de savoir si les inconvénients l'emportent sur les avantages. Qui évalue les évaluateurs? J.-R. Brunetière: En gros, si on admet qu'il n'y a pas d'outils qui soient totalement neutres, à quelle "non-neutralité" cet outil correspond-il? Claude Sauvageot, Direction de la Programmation et du Développement (DPD): J'ai participé à la construction d'IPES. Il faut bien voir que ce dispositif a été produit par le mammouth car c'est quand même un dispositif produit par l'administration centrale. On a essayé de faire en sorte qu'il soit le plus adaptable possible et qu'il prenne en compte l'ensemble des différents types d'indicateurs qui pouvaient être intéressants pour un établissement. Ensuite, c'est très compliqué pour nous d'aller au-delà. On essaye d'améliorer cet outil, on essaye de le rendre le plus facile à utiliser, de le rendre le plus disponible rapidement, mais à partir d'un certain moment, c'est aux chefs d'établissements, aux acteurs eux-mêmes de se l'approprier. Denis Meuret, professeur de sciences de l'Éducation, IREDU (Institut de Recherche sur l'Economie de l'Éducation) à Dijon: Je suis aussi pour quelque chose dans la naissance de ces indicateurs. Je voulais soulever un problème technique à propos de ces indicateurs: quand on corrige par l'âge et la catégorie sociale, on considère implicitement que l'origine sociale agit de façon externe au système scolaire. C'est-à-dire que c'est à cause du capital culturel des parents que les enfants d'origine sociale favorisée réussissent mieux à l'école. Et on suppose implicitement aussi, quand on corrige, que ce n'est pas parce qu'ils auraient des meilleures conditions d'enseignement qu'ils réussiraient mieux. On sous-estime donc complètement l'influence des conditions d'enseignement, alors qu'il existe en fait, sur ce point, des écarts énormes entre les établissements. Madame Bidault: Les différents acteurs d'une cité scolaire sont rarement conviés à évoquer ou à discuter de l'évaluation de leurs établissements. Les parents d'élèves, les professeurs et l'administration ne se retrouvent qu'au conseil d'administration, bien formel, sans avoir jamais discuté avant, et sans même avoir disposé de ces informations avant cette rencontre. J.-R. Brunetière: Donc ce serait formidable si on se retrouvait tous, proviseur, parents, professeurs, représentants des élèves éventuellement, à débattre de tous ces beaux chiffres et du projet d'établissement, pour en faire quelque chose, tous ensemble. Mireille Bournaud, enseignante à Vitry: Je suis professeur dans un de ces lycées ghettos de la banlieue parisienne, soumis à une forte concurrence: les très bons élèves vont à Paris, les bons élèves vont dans le lycée mieux classé de la ville, et nous n'avons plus de bons élèves. Je ne mets pas en cause la qualité de l'outil d'évaluation des lycées, mais doit-il ne servir qu'aux familles qui s'efforcent de détourner la sectorisation? Il y a, en principe, sectorisation, et les parents ne devraient pas, en principe, pouvoir choisir leur établissement. À quoi cette évaluation peut-elle servir? J'apprends ce soir que notre lycée a un taux réel inférieur au taux attendu: que fait-on pour changer cela? Que fait-on pour nous dans ce lycée? Quel est le retour de l'institution face à cette situation? Françoise Dixmier, enseignante à Paris: Pour le moment, je n'ai pas entendu parler d'une seule utilisation vraiment positive de cette évaluation. Peut-être pourrait-on y arriver et cela pourrait être une perspective de cette nocturne. Est-ce que quelqu'un a une idée pour utiliser positivement ces chiffres?
La fin de ces riches interventions est coupée par la régie. Les règles de sécurité du CNAM imposent une fin un peu abrupte de ce débat.
J.-R. Brunetière: Comme on vient de me signaler que dans trois minutes nous n'aurons plus de lumière, je vais prendre pour conclusion votre dernière intervention: il me semble qu'on dispose d'un formidable capital de données chiffrées comparatives, très détaillées et pouvant aller jusqu'au qualitatif. Ce capital est à prendre: qui en veut ? Apparemment, jusqu'à présent, seuls s'en sont saisis les journalistes pour alimenter le marché de l'éducation, qui s'en trouve ainsi "fluidifié". À l'intérieur des établissements, et manifestement un certain nombre d'entre vous opèrent à l'intérieur d'établissements, ce capital reste à exploiter. Suite au prochain numéro Merci à ceux qui ont participé à ce débat, et un très grand merci à nos intervenants qui se sont prêtés au feu de vos questions.
Applaudissements. La séance est levée à 21h45.
Compte rendu coordonné par Karin van Effenterre, Hélène Martineau, Bernard Sujobert et Bruno Aubusson de Cavarlay, avec la participation des intervenants.
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