“ C’est le cabinet du préfet, qui déclare que la consigne est de ne pas donner le nombre des morts, de ne pas délivrer de messages alarmants. ”
J. Kerdoncuff,
officier de presse des sapeurs pompiers de Paris,
devant la commission d’enquête parlementaire
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“ On pouvait communiquer sur les mesures à prendre sans donner les chiffres de décès, mais sans les cacher. ”
J.-P. Proust, préfet de Police,
devant la commission parlementaire
“ Je n’apprécie pas cette polémique sur les chiffres, partie d’une entreprise de pompes funèbres. ”
J. F. Matteï, ministre de la Santé,
France 2, 22 septembre 2003
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“ Le 8 août, il y avait déjà 3 800 morts. Personne ne le savait. Nous avons eu affaire à une épidémie silencieuse. (...) J’étais sur la représentation connue de quelques centaines de décès dus à la chaleur. Ce n’est pas ce modèle qui a prévalu. (...) Nous pensions avoir affaire à du vent : nous avons eu une tornade (...) jamais vue auparavant dans notre pays. ”
W. Dab, directeur général de la Santé,
devant la commission parlementaire
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En août 2003, une vague de chaleur a provoqué de nombreux décès. Elle a aussi provoqué une crise politique et une polémique autour du chiffrage du phénomène.
On a reproché (comme toujours) au gouvernement de ne pas avoir fait ce qu’il fallait. Et, le Ministre s’est défendu en disant qu’il ne disposait pas des informations nécessaires. En effet, c’est seulement plusieurs semaines après, que l’on est capable d’établir des estimations. Et on s’étonne - mais après coup - de ne pas en avoir disposé.
“ Gouverner, c’est prévoir ”, dit l’adage. Mais, on ne prévoit bien que ce qui s’est déjà produit. Ici, nous avons eu une canicule comme il ne s’en était jamais présenté en un siècle et demi d’existence des relevés météorologiques.
Quant à la mesure de la mortalité - sa mesure en temps réel -, là aussi, on n’observe bien que ce qu’on s’est préparé à observer. Jamais jusqu’ici n’avait-on eu besoin d’avoir des chiffres aussi vite.
Mais, pourquoi, au juste, en a-t-on réclamé ? Quel rôle leur a-t-on fait jouer ? Retour.
Plusieurs questions vont être examinées ci-après : 1) Quelle a été l’évolution réelle ? 2) Quand peut-on parler de surmortalité ? 3) Comment peut-on la mesurer ? 4) Qu’ont fait ceux qui le pouvaient ? 5) Compte tenu de tout cela, que dire des propos tenus par les uns et les autres à propos des chiffres ?
Évidemment, il n’est pas dans la vocation de Pénombre de traiter ces questions de façon approfondie : elles le sont dans d’autres lieux ou d’autres documents et il ne s’agit ici que de donner des repères aux citoyens qui se demandent “ que s’est-il donc passé et à quoi correspondait tout l’émoi à propos de l’ampleur, de la disponibilité, de la signification et de la nécessité des chiffres ? ”
DECES LIES A LA CANICULE ET TEMPERATURES (A L’OMBRE)
1) Le phénomène
Nous utilisons ici surtout le rapport de l’INSERM (Institut national de la santé et de la recherche médicale) du 25 septembre. Pour partie, il recoupe ou précise ce qui figurait un peu plus tôt dans le rapport de l’InVS (Institut de veille sanitaire).
La première quinzaine d’août a été très chaude et beaucoup de décès se sont produits entre le 4 et le 19. En fait, l’exceptionnelle chaleur avait commencé en juin, mais c’est le 1er août que la température diurne maximale a dépassé 30°, restant du 1er au 13 constamment un peu au-dessus de 35° (en moyenne pour toute la France, avec donc par endroits 40°, voire plus encore). Aussi important, les températures minimales, au lieu de 15° environ, sont restées durant cette période aux environs de 20°. Passe encore d’avoir chaud le jour, à condition de pouvoir se rafraîchir durant la nuit.
Le nombre de décès “ en excédent ” s’est alors élevé, progressivement à partir du 2 août pour atteindre un maximum de quelques 2 200 le 12. Puis, il est retombé très vite, avec seulement un léger excès du 16 au 19 août. Il est intéressant de noter, comme le montre le graphique que nous reproduisons à la page précédente, le décalage de plusieurs jours entre l’élévation de température et la montée des décès.
Alors que le processus qui, pour une personne, va du “ coup de chaleur ” au décès est parfois très rapide, pouvant même se compter en heures, ce décalage suggère que le maintien d’une température élevée pendant plusieurs jours prépare cet épisode final : ce, d’autant plus que, comme nous le disons, les températures nocturnes restent élevées.
Sur la période du 1er au 20 août, l’INSERM estime le nombre de décès dus à la canicule à 14 800 : 9 500 femmes et 5 300 hommes. Dans tout ce qui a été dit, on a beaucoup assimilé les victimes aux personnes âgées. C’est évidemment le cas, mais pas totalement : toujours selon les calculs de l’INSERM, la surmortalité reste nulle jusqu’à 35 ans pour les hommes et 40 pour les femmes, puis on observe un excès de décès par rapport à la norme d’environ 20 %, qui s’élève ensuite vers 30 puis 40 %. Les 45 à 75 ans représentent 2 500 parmi les 14 800 décès cités plus haut. La mortalité observée continue ensuite à s’élever, pour dépasser le double de la normale au delà de 95 ans. Elle est aussi un peu plus marquée chez les femmes que chez les hommes : de sorte que la surmortalité féminine résulte à la fois du plus grand nombre de femmes aux âges élevés et de ce léger écart entre sexe à âge égal.
Le temps imparti ne permettait pas de déterminer les causes de la totalité des décès pour la période sous revue (1er au 20 août). Afin d’en donner une première idée, les rapporteurs ont cependant effectué l’analyse pour la région Centre. La rubrique “ coup de chaleur, déshydratation, hyperthermie ” représente 15 % des décès de la période en 2003, soit une multiplication par 34 par rapport à la moyenne 2000-2002. Huit autres rubriques, totalisant 29 % des décès ont été multipliées par des coefficients échelonnés entre 2 et 3,4 et six autres rubriques encore, faisant ensemble 41 % du total, par des coefficients allant de 1,1 à 2 (ce qui nous a permis de recalculer, car le rapport ne le donne pas, que la première rubrique, c’est-à-dire l’effet de la chaleur à titre principal, représenterait environ un tiers de la surmortalité estimée).
Enfin, l’étude donne aussi la répartition des décès en surnombre selon leur lieu de survenance. La personne peut avoir été transférée juste avant dans un lieu différent de sa résidence habituelle, notamment à l’hôpital. Ainsi, 42 % des décès en surnombre ont eu lieu à l’hôpital, ce qui n’augmente que de 50 % la mortalité hospitalière durant la période vu le nombre d’autres pathologies que les hôpitaux accueillent de façon continue. Les décès à domicile augmentent de 70 % et comptent pour 35 % de la surmortalité. De même, les décès en maison de retraite (sans transfert, donc) doublent, mais ne font que 19 % de la surmortalité.
2) Qu’est-ce qu’un décèsdû à la chaleur ?
Un décès n’a pas toujours une cause unique. En fait même, c’est assez souvent que la cause immédiate n’est décisive que parce qu’elle s’ajoute à d’autres. On a du reste bien dit, durant cette période que c’étaient les personnes les plus fragiles qui avaient le plus pâti. Dans son rapport, l’InVS mentionne que, par convention, on appelle “ coup de chaleur ” un décès survenu lorsque la température du corps dépasse 40,6°. Ceci s’entend, avant qu’on n’entreprenne éventuellement de la faire baisser (boisson, enveloppements froids, etc.). En fait, que la personne n’ait bénéficié d’aucune assistance, soit que celle-ci intervienne plus tard ou simplement qu’on ne pense pas, dans l’urgence, à prendre sa température, celle-ci n’est pas toujours connue. Mais, parmi les fiches qu’il avait reçues au 20 août, l’InVS n’a relevé aucune différence entre les 44 % pour lesquelles la température était inférieure ou inconnue et celle qui répondaient à la définition stricte.
Si l’état de santé de la personne a pu la rendre vulnérable au coup de chaleur, à l’inverse, sans que la chaleur paraisse être la cause directe du décès, elle a pu précipiter une pathologie antérieure (génito-urinaire, cardiaque, pulmonaire, etc.). On peut alors se demander si la chaleur n’a pas fait que hâter une fin de toute façon proche. Certains proposent, plutôt que de comptabiliser des morts supplémentaires, de compter un “ nombre d’années perdues ”, par rapport à l’espérance de vie que l’état de la personne permettait de prévoir. D’autres, dans le même esprit, font valoir que beaucoup des personnes mortes durant cet été torride seraient probablement mortes l’hiver suivant (de grippe ou autrement) et que donc la surmortalité estivale sera en partie compensée par une sous-mortalité l’hiver prochain.
Ces pathologies concourantes augmentent avec l’âge : ce qui explique qu’on trouve une surmortalité chez les personnes âgées. Elles ne sont pas la seule cause de leur fragilité. Avec l’âge, la thermorégulation du corps se fait moins bien ; et, le sentiment de soif s’émousse, de sorte que les personnes peuvent se déshydrater sans réagir. À l’autre extrême, les jeunes enfants aussi se déshydratent très vite ; et, sont tributaires des adultes pour boire. Mais là, on ne relève pratiquement aucun décès d’enfant imputable à la canicule : l’InVS suggère que l’information a été mieux faite depuis longtemps et que les parents ont dû être très attentifs.
3) Comment mesurer ?
D’abord, on n’a eu “ à se mettre sous la dent ” que des chiffres partiels avancés par certains organismes : un Samu, un service d’urgence. Un des premiers à prétention un peu générale est venu d’une extrapolation sur la base des obsèques organisées par une grande entreprise de pompes funèbres. Elle comparait son activité présente à la normale, puis appliquait forfaitai- rement un coefficient multiplicateur correspondant à sa part estimée du “ marché ” des funérailles. Techniquement, c’était très rudimentaire. Rien ne garantissait que l’excédent de décès se porte exactement sur cette entreprise et sur ses concurrentes dans les mêmes proportions que d’habitude. À une époque où l’on n’avait pas encore la notion de l’ampleur de la catastrophe, où l’on disait vaguement “ plusieurs centaines ” ou même “ quelques milliers ”, ce chiffre a paru effrayant et sans doute exagéré. La réalité, que d’autres calculs allaient révéler plus tard, a rejoint et dépassé ce premier chiffrage.
Pour évaluer la surmortalité due à la chaleur, on se trouve devant l’alternative : les compter directement, ou procéder par différence. Pour les compter, il faut examiner chaque décès : soit en ne considérant que les décès visiblement consécutifs à une température élevée, ce qui est observable, quoique cela laisse une certaine marge d’appréciation, soit en englobant ceux où d’autres causes ont joué conjointement à la chaleur, ce qui comporte encore plus d’appréciation, donc d’incertitude. Ou bien on estime le nombre de manière statistique : en comparant le nombre total observé à ce qu’il aurait dû être en temps normal (et, en supposant que d’autres facteurs ne sont pas intervenus : comme la pollution atmosphérique).
La première voie supposait de mettre en place un recueil de données spécial. Elle a été suivie par l’InVS, dès la mi-août, et a permis des estimations rapides ainsi qu’une analyse des âges, des pathologies associées et de la chronologie. Mais, on n’avait interrogé que l’ensemble des établissements hospitaliers : les décès à domicile ou dans des maisons de retraites non médicalisées n’étaient pas pris en compte. Soit une double sous-estimation : par cette couverture partielle des lieux de décès et par la prise en considération des seuls décès directement associés à la chaleur. Pour son analyse, fin août, l’Institut avait reçu 2 417 fiches, à comparer aux estimations qui allaient suivre. Il n’était donc pas question d’estimer l’ampleur de la surmortalité sur cette base.
La seconde voie a été également suivie par l’InVS, très rapidement, en branchant un comptage simple sur le circuit des déclarations de décès à l’état-civil. Cette collecte n’a pu être que partielle : sur 63 départements. À partir de là, on a ainsi estimé à 32 065 le nombre de décès entre le 1er et le 15 août. On l’a rapproché de la moyenne des trois années précédentes, pour la même quinzaine : 19 632, mais qui a été un peu corrigée pour prendre en compte le vieillissement de la population entre cette période et 2003. Soit 20 630. Ce qui, par différence, donne 11 435. Et voilà le nombre qui a fait les beaux titres des journaux. Compte tenu du très bref délai, même en vérifiant la collecte avec soin, quelques erreurs ont pu subsister. Surtout, compte tenu du redressement – de 63 à 95 départements (et, compte tenu de la signification à accorder à la référence des trois années précédentes (ont-elles été particulièrement chaudes, ou froides, ou particulièrement “ normales ” ?) on conçoit que ce calcul soit entaché d’une bonne imprécision. L’ordre de grandeur était sans doute vraisemblable ; mais l’Institut a été sans doute léger de lâcher ce chiffre sans l’arrondir, au moins, ni en indiquer la plage d’incertitude. Certes, techniquement, il n’était pas possible d’établir ce que les statisticiens appellent un “ intervalle de confiance ” (popularisé sous le nom de “ fourchette ” pour les sondages politiques) ; mais on pouvait, à dire d’expert, dire “ entre 11 et 12 000 ” et même, plus prudemment “ entre 10 et 13 ”.
Parallèlement, l’InVS, avait enquêté auprès d’un échantillon (non représentatif) d’institutions : urgences hospitalières, pompiers, Samu, SOS-médecins, pour évaluer non plus les décès mais les interventions, la plupart du temps justement non suivie d’un décès. À nouveau, dans la mesure du possible, on comparait aux années antérieures et, cette fois, la période d’étude s’étendait aussi sur juin et juillet. Toutes ces structures notent un accroissement de leur activité par rapport à la référence antérieure : inégalement selon le type de service et selon la région. On observe déjà de petites pointes ici ou là en juin. Mais bien sûr, c’est début août que l’on en a de grandes : par exemple, pour les pompiers de Toulouse, le 8 et le 13 août, avec un chiffre de 80 sorties pour “ secours à victimes ”, au lieu de 50 un jour moyen ; ou, pour ceux de Paris, le 12 août, avec 1 800 au lieu de 800 (dont 400 au lieu de 100 pour “ malaise ”).
De façon également accélérée, mais en prenant plus de temps pour une information plus complète et contrôlée, l’INSERM a suivi la même démarche (en abandonnant l’ajustement pour passer la référence de 2000-2002 à 2003, qui, à l’analyse, ne semblait pas améliorer l’estimation). Il a publié le 25 septembre une estimation sans doute plus solide : 14 800 entre le 1er et le 20 août. Là encore, même si la collecte a été complète et les contrôles approfondis, l’incertitude sur la référence, interdit d’arrondir même à la centaine et il est plus raisonnable d’en rester au millier. Soit, compte tenu d’un millier de morts en surnombre du 16 au 20, environ 2 000 en plus que l’estimation précoce par l’InVS, ce qui n’est pas vraiment contradictoire.
4) Qu’a-t-on fait pour dénombrer les décès ?
Pénombre s’insurge volontiers lorsque des chiffres sont malmenés par les politiques ou les médias. À l’occasion, elle regrette aussi l’absence de chiffres. Ici, nous ne hurlerons pas avec les loups en dénonçant l’absence de chiffres instantanés. On ne peut mobiliser en permanence des armées de statisticiens pour guetter tout ce qui pourrait se produire, même très rare et improbable, et être prêts à en fournir la mesure sur-le-champ. Fallait-il faire quelque chose pour prévenir cette vague de décès ? Les gens de terrain (médecins, infirmières, aides à domicile, mais sans doute aussi proches et voisins) pouvaient le savoir. Vu la brusquerie de l’événement, le temps que le gouvernement leur dise de le faire, l’alerte serait passée. Cela étant, il n’était pas inutile, même après coup de prendre la mesure de ce qui s’était passé. Tout en réfléchissant (peut-être un peu lentement) à ce qu’il faudrait dire à la population et aux professionnels, le ministère a fait organiser en un temps record le recueil et l’analyse de l’information.
Une circulaire du 14 août demandait d’une part à l’InVS une analyse épidémiologique rapide, d’autre part à l’INSERM deux rapports : l’un pour expertiser le fonctionnement des organismes, l’autre à nouveau pour une analyse épidémiologique. Le rapport de la Mission d’expertise relève que, en effet, l’InVS n’était pas organisé a priori pour détecter la crise, bien que son statut lui en donne mandat. Mais, il s’est mobilisé remarquablement vite.
L’INSERM, de son côté a rendu ses deux rapports dans le délai imparti : un mois pour le second, alors qu’il fallait mobiliser des données habituellement exploitées selon un calendrier nettement moins précipité.
Pour l’analyse directe des “ coups de chaleur ”, que nous évoquons plus haut, son enquête, décidée le 14, était lancée le 17 et de premiers résultats étaient disponibles avant la fin du mois.
Pour la méthode par comparaison statistique, on utiliserait les certificats de décès, signés par les médecins
qui constatent les décès.
Le circuit normal,
qui fonctionne en continu depuis des années, consiste en ceci : le certificat est remis à la mairie du lieu de décès, qui établit l’acte de décès.
Puis, il est scindé en deux : une partie, nominative mais sans les causes du décès, est adressée à l’INSEE, qui met à jour le répertoire de la population et établit les statistiques démographiques.
L’autre, anonyme en revanche (et cachetée par le médecin), et qui indique les causes de décès, est collectée par les DDASS, qui les adressent à l’INSERM. Celui-ci code les causes de décès selon une nomenclature précise, qui permet une homogénéité dans l’espace et dans le temps et aussi des comparaisons internationales. Ceci permet d’établir la statistique des causes de décès et d’en suivre l’évolution.
On conçoit que ces transmissions prennent un certain temps. Pour l’INSEE, les plus grandes communes transmettent les données par réseau informatique, ce qui est assez rapide ; mais pour les autres, on envoie un bulletin sur papier qu’il faut ensuite saisir manuellement pour qu’il rejoigne le flot dans l’ordinateur.
Du côté de l’INSERM, outre ces aspects matériels de traitement des données, la codification des causes selon la nomenclature est un travail de spécialistes, qui ne peut être facilement accéléré
en le confiant à des personnels de renfort.
D’une part, à titre exceptionnel et pour une période limitée, on a demandé aux DDASS de compter les bulletins qui passaient chez elles et d’adresser ce décompte à l’InVS sans délai. D’où, l’estimation qui a pu être faite dès fin août : le fameux 11 435.
D’autre part, l’INSERM a organisé un traitement plus rapide des bulletins reçus. Pour contrôler la collecte, un rapprochement entre celle par l’INSEE et celle par l’INSERM a été mis sur pied. Alors que c’est le même certificat qui engendre deux bulletins qui voyagent séparément, l’INSEE avait 3 % de déclarations qui n’étaient pas parvenues à l’INSERM ; et celui-ci en avait 2 % que l’INSEE n’avait pas encore.
Pour les calculs à mener, on a donc considéré l’enveloppe de ces deux dénombrements : où la partie commune aux deux circuits ne faisait donc que 95 % de cette enveloppe. Ceci permet de penser que les bulletins qui auraient échappé à la fois aux deux collectes sont très peu nombreux et donc que l’on a un comptage France.
Ce degré de complétude est assez remarquable, quand on connaît les difficultés concrètes de “ l’industrie du chiffre ” et que l’on considère le calendrier qui a été tenu : décidé le 14 août, ce traitement accéléré exceptionnel rassemblait les données de tout le mois d’août pour le 17 septembre, soit deux semaines et demi après la fin du mois, et l’analyse du fichier était achevée en une semaine de plus pour un rapport daté du 25.
5) À quoi servaient les chiffres ?
Un humoriste disait “ un mort, c’est un deuil ; dix morts, c’est une tragédie ; cent morts, c’est une catastrophe ; mille morts, c’est une statistique ”. Ce n’est peut-être pas si risible ; et, ce n’est pas tout à fait faux ! Lors d’un carambolage sur une autoroute, on comptera les morts, mais on n’a pas besoin de les avoir comptés pour savoir qu’il y a eu un accident grave. Dans le cas qui nous occupe ici, il y a en moyenne 1 500 morts par jour en France. Quelques dizaines ou même centaines en plus ou en moins, lorsqu’ils sont dispersés, passent inaperçus. On a donc besoin d’une certaine centralisation et cumulation des données (une statistique) pour s’en apercevoir.
Les journaux, pour parler de l’événement, voulaient donc des chiffres. Les intervenants (urgentistes, etc.) pour alerter les autorités devaient donc en fournir. Les autorités, pour se mobiliser devaient en recevoir. C’est bien ainsi que les journaux se sont emplis de chiffrages puisés où ils ont pu, que les témoins (pompes funèbres, pompiers, etc.) ont donné les informations qu’ils avaient, que le ministre s’est défendu en disant qu’il n’était pas renseigné.
Mais, ce qu’on a entendu dire était assez fondé aussi : que les autorités n’avaient pas besoin de dénombrements élaborés pour se rendre compte que quelque chose se passait, que la presse avide de sensationnel a repris et colporté des chiffres mal contrôlés, que certaines corporations ont vu là l’occasion de se valoriser et de plaider leur cause (plus de moyens), que les mêmes pouvoirs publics ont censuré certaines de ces informations, pour ne pas affoler la population.
On a dit que les pompiers avaient eu l’interdiction de communiquer certaines données. Le communiqué de la Direction générale de la santé semble avoir pris plusieurs jours à être négocié alors que le temps pressait…
Bref, les chiffres étaient pris comme argument. Leur absence, aussi. Et, dans cette turbulence, beaucoup ont été donnés, dans l’instant ou plus tard, dont la validité et la portée restaient incertaine.
René Padieu
Pénombre, Décembre 2003