Analyse et commentaire éclairé sur la cinquième nocturne qui s’est tenue le 10 février dernier
Connaissez-vous La guérison des Dalton de Goscinny ? le Professeur viennois, un pré-freudien, Otto von Himbergeist, se fait présenter les condamnés d’un pénitencier américain. Après Sam le sanguinaire, gracié pour avoir assassiné le beau-frère du Gouverneur, est présenté Max le massacreur, condamné à trois mois pour grivèlerie ; il avait réglé leur compte aux clients d’un restaurant parce que sa soupe manquait de sel. Ensuite comparaît Tom le Tueur, condamné à quatre mois pour tapage nocturne, pour avoir tué tous les habitants d’une petite bourgade, et enfin Ronald Weatherford, qui n’aura ni gagné de surnom ni obtenu la mansuétude de son jury : il est condamné à perpétuité pour le vol d’un cheval. Le professeur répond à Lucky Luke qui l’interroge : « Alors ? Ces prisonniers vous intéressent ? » : « Pas tellement, mais j’aimerais bien connaître leurs juges. »
L’image que j’ai de la faute et du châtiment doit plus à ces lectures et à mes appréciations personnelles qu’à une saine réflexion sur la Justice. J’ai toujours eu l’impression d’une impossibilité à me fixer une opinion : désespérant que la Justice soit de ce monde, ma réflexion ne s’exerce que dans des cas précis où je tente d’avoir une action - dont les effets ne dépendent en général pas de moi - qui réduise l’injustice. Aussi, ayant beaucoup hésité à venir à la Nocturne de février, j’ai été bien étonné du très grand intérêt que j’ai trouvé aux conférences de Sophie Body-Gendrot et d’André Kuhn.
Plus tonique qu’un Gin, la Nocturne avait largement débordé le cadre de son thème. Comme le remarqua après coup, Daniel Soulez Larivière : « c’est largement un procès du politique et des médias qui a été fait », mais aussi un procès de nous autres, intellectuels, qui portons notre poids des fardeaux dont le monde est accablé (depuis le massacre des Khmers rouges pour raison de « mode de production asiatique », au massacre des Tutsis accusés d’être des féodaux…) et cette réunion a voulu aussi restaurer le devoir de « redonner de la crédibilité à (cette) activité » comme l’a écrit chaleureusement à Pénombre le même discutant, soulignant les dérives actuelles de notre société, nées de l’émotion, comme paradigme de la vérité.
Sophie Body-Gendrot a traité du système judiciaire américain. C’est une analyse-système : la diversité des faits, le rôle des média, le poids de la politique, l’évolution et les scénarios de sortie (?) que l’on peut attendre. André Kuhn, lui, a parlé davantage des rapports entre politiques et opinions publiques, fondant son argumentation sur des indices et dépassant largement dans son propos l’exercice de la seule justice américaine. Ce qui m’a frappé c’est la convergence des deux argumentaires malgré la diversité voulue de leurs fondements logiques (chiffres et textes).
Deux langages, un même discours sur la structure
Dans un système, tout est en correspondance et SBG le montre bien en expliquant comment un sous-système, la « justice », va se nourrir pour se construire de l’histoire, des mentalités collectives, de la roublardise des discours politiques, des effets de l’opinion, du rôle des médias. Cette convergence, non nécessaire a priori, finit par donner au système toute sa cohérence et alimenter ses déviances et sa déviance par rapport à sa rationalité (« rendre la justice »). J’ai noté qu’à quelques points charnières on trouve des raisonnements fondés en numérique, mais le chiffre n’est là que pour éliminer des contestations de raisonnement. L’essentiel est dans le futur que l’on peut envisager. Des scénarios sont tracés, « déjà à l’œuvre » : endiguement - on pourrait aussi parler de politique d’apartheid -, on sépare les quartiers légaux des autres, mis sous surveillance ; la fractalisation de la société, avec des définitions juridiques à la tête du client et à celle des jurés, qui aboutirait à définir des codes variables selon les groupes sociaux ; enfin, la tentative « démocratique » de socialiser la criminalité en la traitant comme un fait social et pas comme un fait de déviance individuelle ou groupale.
Le raisonnement d’AK va partir de notions et non de l’analyse systémique. Qu’est-ce que la punitivité ? Il va donc définir celle, objective, du système, celle subjective, des acteurs, et voir leur correspondance. Cette correspondance, manifeste sur le plan de l’analyse statistique pose le problème de leurs liens : sont-elles liées par une causalité ou sont-elles liées parce qu’elles appartiennent au même système englobant ? Cette question est fondamentale : si dans un système tout est en correspondance (puisqu’un système va exclure tous les traits qui introduiraient une contradiction insoutenable pour sa survie), tout ne « fonctionne » pas dans un système (ce qui est l’illusion marxiste la plus forte en ce qui concerne les sciences sociales).
Nécessaires aberrations
J’ai été « interpellé », par un autre aspect : la montée de l’émotionnel dans notre civilisation. Pensez à la mort de Lady Di et à tous ces flots d’émotion qui nous sont déversés sitôt qu’un incident ou un accident balayent quelques vies. Or cela rend parfois ingérable, imprévisible, le système en cause en annihilant les conséquences objectives à long terme des décisions au profit des réactions à court terme que les acteurs se sentent légitimés d’avoir ; les groupes de pression sont de naissance aléatoire et d’effectif au besoin très restreint : une allumette peut mettre le feu à toute la plaine, disait Mao, aujourd’hui un individu peut compromettre tout le système.
Un système a deux sortes de déviances : les unes lui sont internes et les autres externes, certaines lui sont nécessaires et d’autres néfastes. C’est un élément que j’aurais aimé voir traiter. L’isolement structural du sous-système juridique ne permet pas de voir si les aberrations du système américain ne lui sont pas nécessaires. Cela limite sérieusement le scénario démocratique ouvert par SBG : si les acteurs sont légitimés à faire passer leurs émotions avant la logique froide, alors le discours sécuritaire est nécessaire au fonctionnement des élections, et donc la fonction essentielle de la peine de mort serait non de condamner un coupable mais de faire élire un innocent. En effet, on parle par exemple beaucoup de corruption dans le monde actuel, mais est-on certain de pouvoir voir fonctionner le système global sans elle ? Personnellement j’en doute. Les réponses moralisatrices ne sont pas de celles que la réunion nous a fournies mais il est difficile de ne pas utiliser cette optique dans la mesure où l’on veut soigner le mal, comme la médecine allopathique traite le mal : en soi.
Je suis toujours intéressé par les arguments économiques car nous savons le poids du marxisme dans la pensée courante de nos élites : c’est notre paresse intellectuelle moderne. SBG y cède en déclarant que la répression est peut-être moins coûteuse que la prévention. La classe technocratique gère l’actuel, elle se révèle profondément incapable de viser à l’élargissement du système qu’elle exploite. Ce faisant, SBG affirme implicitement que l’élite technocratique a fait un calcul. Ce qui est faux : au départ, il est probable que le coût de la répression l’emportait sur la prévention. Mais la répression est une seringue dans laquelle on entre et dont on ne sort pas, sauf en la brisant : on accroît la répression quand on pense que seuls des rééquilibrages mineurs du système suffisent, et au bout d’un moment, c’est le système lui-même qui est changé : maintenant on est dans un autre système, celui où la répression a une fonction sociale élargie (elle « fonctionne » hors de sa sphère d’origine).
Un dernier élément a nourri mes réflexions : un crime est qualitatif ; or la peine est quantitative. On est passé d’une qualité, le non-respect de normes, à un tarif modulé en deux dimensions : le montant et la monnaie. On ne peut mettre des équivalences « une vie = une vie », « une télé = valeur d’usage ou valeur de remplacement »… or c’est ce fantasme que poursuivent les auteurs cités par SBG et AK. Seuls les politiques modulent pour eux-mêmes leur crime à l’aune de leur corruption, les autres doivent subir la règle du jeu et cette règle est imposée par les intellectuels. Il est très intéressant de voir comment AK montre deux faits : les limites du consensus démocratique et le rôle des élites qui pensent le système et le modifient. Je le crois un peu trop optimiste quant au rôle des intellectuels car les classes inférieures infiltrent d’une manière déterminante la pensée des sociétés (François Laplantine, L’anthropologie, Payot, 1995). Je crois que ce fait a largement été omis comme élément explicatif par AK. L’ethnogénèse des sociétés montre le poids des classes assimilées dans les formations nationales, aussi l’apparition des théories de Martison, 1974, et de von Hirsh, 1976, sont peut-être moins le produit de la classe intellectuelle que l’orateur ne l’a cru : ne seraient-elles pas aussi des réponses logiques à une pression interne de la société américaine toute entière ?
Le sens est le fil rouge de la compréhension des sociétés. Quelle déviance nos systèmes peuvent-ils accepter avec la juridicisation de nos sociétés où toute chose est en droit justiciable ? est-ce démission que de recourir, en toute chose au pouvoir des juges ? qui régulera le pouvoir du droit ? le droit ? mais une analyse systémique générale met fortement en doute la capacité d’un système à se considérer de l’extérieur… Je pose la question. Je doute que la réponse puisse aujourd’hui être entrevue.
Bernard Lacombe, anthropologue
ORSTOM
Pénombre, Juin 1998