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Atteinte au moral des centenaires

Recueil austère de nombres en rangs serrés, "La situation démographique en 1995", comme d’ailleurs tous les numéros précédents de cette série publiée par l’INSEE, est une inépuisable source de connaissances sur nos semblables. On y trouve même des records à l’état brut ; sans commentaire superflu, on apprend au détour d’un tableau qu’en 1985 une jeune mère de 23 ans a mis au monde son neuvième enfant ! Bel exemple pour notre fécondité en péril mais là n’est pas mon propos. Figurez-vous qu’en feuilletant cette revue, je suis tombé récemment sur une égalité a priori suspecte : à 99 ans les hommes et les femmes auraient la même espérance de vie, soit 1,17 an très exactement.

Que cachait cette égalité entre les genres ? De vagues réminiscences de mes études en démographie me firent supposer que l’INSEE pouvait avoir arbitrairement fixé une fois pour toute l’espérance de vie au delà de cent ans à une demi-année, ce qui, vous en conviendrez aisément, représente une intolérable atteinte au moral de nos centenaires. Un rapide calcul de l’espérance de vie à 99 ans en adoptant cette affreuse hypothèse me permit de retrouver pour les deux genres la valeur fatidique de 1,17 an affichée par l’INSEE.

J’étais donc en face d’un bel exemple d’immobilisme statistique, les règles de calculs fixées il y a des lustres se sont comme ossifiées. Les progrès de la médecine, l’allongement de la durée de la vie aux grands âges, tout cela est superbement ignoré par nos savants. Bien entendu, j’apprécie comme il se doit la simplification apportée par l’emploi d’une valeur estimée pour clore les calculs des tables de mortalité, mais de grâce que cette valeur soit réévaluée régulièrement. De nos jours, et qu’il me soit permis de rassurer les centenaires, leur espérance de vie est plus de trois fois supérieure à la demi-année prise en compte par l’INSEE, avec, comme toujours, un léger avantage pour le genre féminin.

Luc Legoux
Institut de démographie, Université de Paris I

 
Pénombre, Avril 1999