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Bis repetita

Dans le dernier numéro de Pénombre (1), Jean-Paul Jean ironise sur l’objectif assigné au ministre de l’Intérieur, d’obtenir une réduction de 5% des faits de délinquance. Le propos est gentiment insolent. René Padieu s’est dit, en le lisant, et en brutalisant l’étymologie, que l’insolence c’est peut-être d’amener en plein soleil ce qui se tapit dans la pénombre.
 

Je me disais aussi que la tentation d’arranger le chiffre, toute condamnable qu’elle soit, est parfois, par anticipation, la réponse pertinente à ceux qui l’interpréteront tendancieusement, malicieusement. C’est là sans doute une justification perverse de la manipulation : comme parade à l’exploitation. (F. Jesu côtoie ce même problème, à la p.6 de la même livraison de Pénombre.) Plus fondamentalement, je vois deux questions, derrière la controverse sur le chiffrage de la criminalité :

Un, le concept de criminalité n’est pas unitaire. Les spécialistes le savent, mais les médias s’abusent et nous abusent en paraissant croire que c’est un objet bien spécifié. Criminalités réelle, ressentie, dénoncée, constatée, enregistrée, apparente, prouvée, réprimée… Plus ou moins emboîtées, partiellement chevauchantes, ces diverses notions forment système. Par delà la réalité des faits, la définition de ces notions résulte de l’intervention croisée du législateur, de l’opinion, des organismes (police, justice) et des citoyens (victimes, parents, voisins, etc.). Si l’on voulait mesurer la criminalité, il faudrait construire un schéma conceptuel qui articule entre elles ces diverses notions. Il y faudrait la coopération des divers organismes et partenaires y impliqués.

Or, ils n’y coopèrent pas, ou de façon circonspecte. Les diverses définitions n’étant pas construites en système, les différents rôles ne sont pas repérés ni reconnus. S’ensuit, notamment à propos d’une mesure du phénomène, la peur d’imputations réductrices. D’où des défenses. Après cela, on peut bien dénoncer les rivalités corporatistes : c’est là une réalité sociologique ; mais ce n’est qu’une explication de premier niveau. Car, même si ces défenses et rivalités étaient avérées, même si elles étaient délibérées, il reste que les acteurs des corporatismes sont les jouets inconscients de ce désordre systémique.

Deux, avant de savoir si l’on vise à l’objectif assigné (réduire les faits) ou si l’on se contente d’un simulacre (réduire les chiffres), d’où tombe cet objectif ? Pourquoi fixer un résultat quantifié ? Est-ce pour faire sérieux, ou parce que tel est bien le quantum souhaitable ? Ce pourcentage de 5% est-il purement arbitraire ; et, même ainsi, quelle en est la genèse ? S’il est apparu raisonnable au décideur politique, à quelle raison (motif, proportion ou tempérance) répond-il ?

Rationnellement, on pouvait penser qu’il résulte d’une évaluation ex ante du possible et du souhaitable. Du souhaitable : souhaité par qui ? et, au regard de quels critères ? Du possible : selon quelle explication des mécanismes à l’œuvre ? Car, ne faut-il pas s’expliquer comment advient la situation à laquelle on veut remédier et, pouvoir anticiper les effets vraisemblables (recherchés ou pervers) des actions que l’on va déclencher ? Or, si l’on fait cette évaluation, il y a gros à parier que l’on va retrouver le même système d’acteurs qu’évoqué ci-dessus. Et, dès lors qu’on prend en compte l’interaction de cette pluralité d’acteurs, est-on sûr que l’objectif puisse être assigné à l’un d’eux (ici, les services de l’Intérieur) à charge pour lui d’entraîner la coopération ou de maîtriser les réactions des autres ? Si on ne le sait, quel sens y a-t-il à promulguer cette consigne ?

R.Padieu

 
1. cf note 1 page précédente.

 

 
Etymologiquement insolence vient du latin solere, qui signifie avoir l’habitude, être coutumier ; l’insolence, c’est ce dont on n’a guère l’habitude. (Ndlr).

 
Pénombre, Décembre 1995