« Vous avez un chiffre à nous donner ? »
Question quotidienne de l’animatrice radio (1) à son spécialiste.
Sept heures vingt-cinq. Le rite reprend : « Avez-vous un chiffre à nous donner ? »
L’économiste de service répond d’un air entendu. Il donne « le chiffre du nikkei », le « chiffre des valeurs boursières »… 39,8 pour le CAC, 19-12 pour le Dow Jones… la température monte, la tension aussi. La pythie des marchés a parlé. Le « chiffre du jour » est tombé.
Mais que peuvent bien faire les auditeurs de ces pauvres chiffres jetés à plat, de ces numéros balancés sans référence ? A peu près autant de choses que si notre expert répondait du même air entendu 7, 33, 13, 1515, 90-60-90, 3615, 6-0 ou 3,14. Et beaucoup moins sans doute que l’annonce des chiffres gagnants du loto.
Un chiffre isolé, un indice unique, à quoi bon ?
Parfois on rêve que l’animatrice se détraque et lance soudain : « Vous avez des lettres à nous donner ? » Allez ! Cinq, au hasard. Voilà un réveil en fanfare.
Mais restons dans les chiffres. Même avec eux, on pourrait faire beaucoup mieux. Trouver des nombres tellement plus intéressants, plus formateurs. Simplement en utilisant l’actualité et les rudiments de la statistique descriptive.
Par exemple mettre en correspondance deux chiffres. Simplement deux, ce n’est pas très exigeant. On essaie. Le gourou de Wall Street a gagné 5 milliards de francs en spéculant sur la livre, ce qui représente presqu’un franc par habitant de la planète, symbolique non ! On pourrait aussi tourner l’information dans le genre devinette ? Cinq milliards de francs pour un homme en une année : combien de milliards d’humains gagnent moins de cinq dollars par jour ?
On pourrait également faire des rapports, de simples divisions. Un exemple. Dans le coût de la criminalité, la fraude fiscale représentait 137 milliards en 1991, soit six fois plus que l’ensemble des vols ou encore l’équivalent du déficit budgétaire. Un autre exemple, toujours au hasard. Parmi les chômeurs indemnisés, quatre sur cinq touchent moins de 5000 francs par mois et la moitié moins de 3000 francs. Le tout, sans commentaire.
On pourrait encore proposer des taux de variation. Ce n’est pas compliqué. Le « patrimoine de rapport » des Français a progressé plus vite en période de récession (7% par an entre 1990 et 1993) que de croissance (5% entre 1985 et 1990) tandis que les revenus salariaux stagnaient. Dans un autre genre : le poids des immigrés dans la population française stagne depuis vingt ans après avoir régulièrement augmenté pendant trente ans (passant de 5 à 7,5%). Voilà des chiffres parlants, qui remettent les idées en place.
On pourrait même faire des opérations un peu plus sophistiquées, par exemple utiliser les déciles. Ainsi, en France, 5% des plus fortunés concentrent 40% du patrimoine total et le rapport de patrimoine entre les 10% les moins fortunés et les 10% les plus riches est de 1 à 75.
Plus novateur encore, on pourrait assortir les chiffres de commentaires, de citations amusantes. Encore un exemple saisi dans l’actualité. Le gouffre du Crédit Lyonnais, (celui qui, selon sa propre publicité nous « doit des comptes »), « devrait être au bout du compte très notablement inférieur à 50 milliards » (dixit le secrétaire d’État aux Finances)…soit 2000 francs par Français… Voilà quelques chiffres qui donneraient un peu d’énergie matinale.
On pourrait même faire des rapprochements de tendance. Par exemple, en forme de théorème : aux États-Unis, lorsque le chômage baisse, la Bourse progresse et c’est l’inverse, c’est-à-dire finalement la même chose, en France… À l’auditeur de poursuivre la réflexion.
Voilà de la belle et bonne information.
Absurdité du chiffre unique. Nécessité des comparaisons dans le temps, dans l’espace, entre les populations. Richesse des mises en perspective. Mystification du chiffre « neutre », du chiffre garant d’objectivité. Derrière chaque chiffre il y a une intention. Ne vaudrait-il pas mieux l’afficher clairement ?
Des chiffres, des rapports, des variations, des mises en perspective… Histoire de donner un peu de sens… Et d’apprendre un peu en se levant. Ça nous changerait de l’Ali Baba et ses CAC 40 voleurs. On se sentirait un peu moins nikkei.
Mais, franchement, vous imaginez une animatrice, même souriante forcément souriante, qui demanderait à son compère chaque matin : « Avez vous du sens à nous donner ? ». Pas très attractif non !
José Rose, sociologue
Université Nancy II
(1) Patricia Martin sur France Inter Ndlr
Pénombre, mars 1997