Il y a deux lettres blanches de cela, nous nous interrogions sur la méthode d’estimation des avortements suite aux articles publiés dans Le Monde du 22 mars et du 20 avril 1996.
En effet, le journal annonçait un nombre d’avortements déclarés auquel s’ajoute un nombre estimé. Dans l’article du 22 mars, à propos de l’avortement on pouvait lire ceci : "acte auquel ont recours officiellement chaque année 170000 femmes (auxquelles il faut ajouter 55000 interruptions de grossesses non déclarées et les 5000 femmes qui se rendent à l’étranger pour avorter". On s’étonna de voir juxtaposer des résultats d’un recensement officiel et des estimations dont on ne sait rien.
Dans un nouvel article le 20 avril, on apprenait que "en 1993, on a pratiqué en France 166800 IVG déclarées.
Dix ans plus tôt, on en dénombrait 183000. Mais d’après Chantal Blayo (INED), ces chiffres restent fortement sous-évalués. Elle estime que les avortements effectivement pratiqués sont passés d’environ 260000 en 1976 et 1984 à 225000 en 1993".
Retour aux sources
Pour comprendre comment on en arrive à cette estimation, le lecteur pourra penser que les démographes ont des appareils aussi sophistiqués que des appareils de photo japonais, pour repérer les avortements déclarés ou alors il devra contacter Chantal Blayo, ce que nous avons fait. Notre collègue nous a communiqué les quelques remarques suivantes :
« Je vous trouve un peu sévère avec le Monde. Je reconnais que dans l’article du 22 mars, on aurait pu préciser la source de l’estimation des avortements non déclarés mais je ne comprends pas votre critique du nombre de femmes qui se rendent à l’étranger pour avorter. Il ne s’agit d’aucune manière d’une estimation puisqu’on dispose de statistiques de femmes françaises qui se font avorter en Angleterre-Galles et aux Pays-Bas, statistiques officielles publiées par ces deux principaux pays d’accueil. […] Le nombre de 5000 cité dans l’article ne comprend pas les femmes qui vont subir un avortement en Catalogne, pour lesquelles on ne dispose que d’estimations.
La vulgarisation est un exercice difficile, surtout quant il s’agit de décrire des méthodes d’estimation, et il me semble plus sûr d’offrir au lecteur d’un journal non spécialisé la possibilité de compléter son information à la source, que de tenter de lui résumer des procédés d’évaluation. »
À cette lettre, Chantal Blayo avait joint un de ses articles publiés dans une revue spécialisée, Population n°3 de 1995, intitulé "L’évolution du recours à l’avortement en France depuis 1976", article qui précise les estimations qu’elle propose.
Résumons-nous
On cherche à connaître le nombre d’avortements pratiqués en France dans un premier temps. La loi impose que les avortements pratiqués fassent l’objet d’une déclaration. Elle n’est pas toujours respectée : "l’absence de déclaration résulte d’une négligence ou d’une volonté délibérée de ne pas déclarer les avortements pratiqués". Le secteur public est d’après la loi chargé de ces actes ainsi le nombre d’avortements déclarés est lié à la capacité d’accueil du secteur public. À partir des enquêtes hospitalières portant sur l’activité des établissements, le nombre d’avortements non déclarés "par négligence" est évalué par le SESI (1) à condition toutefois que ces actes soient classés dans la rubrique IVG par les établissements.
Ainsi, en 1992, le SESI a comptabilisé 195120 avortements pour 167458 avortements déclarés, soit un taux de couverture de 86%. En prenant comme base le remboursement de l’acte, on obtient 198617 IVG en 1992.
Reste le "chiffre noir" des avortements : ceux classés dans une autre rubrique ne figurent pas dans ces statistiques.
On trouve néanmoins dans l’article de Chantal Blayo une série du nombre total d’avortements estimé qui va de 250000 en 1976 à 227000 en 1993.
« L’estimation repose sur les hypothèses et les constatations suivantes :
- Une part de la hausse des avortements déclarés de 1976 à 1981 tiendrait à une amélioration de l’enregistrement, dont témoigne l’homogénéisation de la carte des avortements par département au cours de cette période. Une autre part de la hausse tiendrait à l’évolution de la structure par âge de la population féminine. Le nombre annuel moyen d’avortements par femme serait ainsi resté stable pendant cette période alors que le nombre d’avortements aurait légèrement augmenté (de 250000 à 265000).
- Les signes d’amélioration de l’enregistrement ont disparu dès 1983 et aucun signe de détérioration n’est alors apparu. La baisse des avortements déclarés, de 1983 à 1987, correspondrait à une réelle baisse du nombre d’avortements pratiqués, et la poursuite du progrès de l’enregistrement aurait masqué, entre 1981 et 1983, le début de cette baisse.
- Enfin, de 1987 à 1991, la tendance à une légère hausse du nombre d’avortements déclarés paraît devoir, à nouveau, être attribuée à une petite amélioration de l’enregistrement, stoppée en 1991. Le nombre réel des avortements serait resté stable pendant cette période et serait en légère baisse depuis. On compterait aujourd’hui un peu moins de 230000 avortements par an. »
Où l’on voit qu’une hausse peut cacher une baisse et réciproquement. Une utilisation partisane de tel ou tel résultat présenté dans le tableau suivant n’est pas à écarter, spécialement dans ces domaines où un retour en arrière n’est jamais exclu :
Avortements |
déclarés |
estimés par le SESI |
estimés par Ch. Blayo |
1986 |
166797 |
187518 |
239000 |
1992 |
167458 |
195120 |
227000 |
1992/1986 |
0% |
+ 4% |
-5% |
Cependant, nous avons encore des interrogations. Chantal Blayo montre qu’il est possible, dans une certaine mesure, de faire des estimations raisonnées sur un objet dont une part reste nécessairement cachée. En dépit de la qualité de ces explications, on aimerait savoir comment on transforme ces hypothèses "qualitatives" en une série chronologique : 250000 en 1976, 253000 en 1977…, 227000 en 1992, 225000 en 1993. Pénombre ouvre grand ses colonnes à Chantal Blayo.
A. Kensey-Boudadi
(1) Service des statistiques, des études et des systèmes d’information du ministère des Affaires sociales.
Pénombre, mars 1997