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Contre-enquête

C’était jeudi 24 novembre, le matin vers 8 heures trente, chez Aziz, pour le premier café. Aziz est branché sur BFM. Un jingle et cette annonce : en France, une femme est tuée par son conjoint tous les deux jours. Suit un blanc dans le café, et Rémi qui finit sa bière ponctue : « … la pauvre ». Il s’y connaît en stats vu qu’il est gardien de nuit à la Sofres toute proche. Comme il est aussi poète, je lui dis que si chaque jour blesse un peu, seul le dernier tue. Il ne s’agit donc pas de la même femme, mais d’une femme différente chaque jour, ou plutôt chaque deuxième jour…

Je m’interroge sur ce que cela représente en femmes en baissant les yeux sur le Parisien ouvert sur le comptoir. Un titre me saute aux yeux  : « La violence conjugale tue un jour sur deux », et plus bas : « Quatre femmes meurent chaque semaine de violences commises par leur mari éméché ou leur compagnon jaloux ». Je sors un stylo pour établir une fourchette de mortalité : un jour sur deux = 183, et quatre par semaine = 52 X 4 = 208.

D’où vient cette info ? J’ai d’abord cru qu’il s’agissait d’un aboutissement de la campagne actuelle contre le mariage. Qu’il soit blanc, homo, à youyou, polygame ou forcé, pèse sur l’institution une forte suspicion de « criminogénéité ». De retour chez moi, je tape « une femme tous les deux jours » (sur un moteur de recherche)… Incroyable, cette phrase est reprise partout, avec, là encore, des périodicités différentes : l’association SOS Femmes annonce 400 mortes par an, soit « plus d’une femme par jour ! », mais la majorité des sites semble pencher pour une femme tous les quatre jours.

Le soir du même jour, le Monde m’apprend qu’il s’agit bien d’une femme tous les quatre jours, et que cette info est fournie par Madame Vautrin, la ministre déléguée à la Cohésion sociale et à la parité. Alors je tape ça avec point-gouv-point-effer, ce qui me renvoie au ministère des Affaires sociales, qui compte plusieurs sous-ministres, dont celle-ci. Je fouille sur un site assez pauvre, mais muni d’un volumineux « dossiers de presse », où je cours, et c’est là qu’est le rapport. Bon, d’abord, c’est le ministère de la Parité, pas de l’Intérieur ou de la Justice ou de la Famille, non, c’est de la Parité. On est bien dans une opposition des genres avec cette injustice inscrite en caractères gras : « une femme meurt tous les quatre jours… contre un homme tous les seize jours ». Soit ! Les femmes sont quatre fois plus victimes ou quatre fois moins criminelles que les hommes.

Un premier réflexe : 22 % des meurtriers de leur conjoint sont des femmes, ce qui peut, du point de vue de la parité s’analyser comme un succès ; en matière de criminalité, le poids des femmes est en général plus faible (15,6 % des mis en cause en 2004, mais ça augmente, nous apprenait l’Observatoire de la délinquance en novembre). Bon, c’est du mauvais esprit, mais c’est pas moi qui ai commencé.

Deuxième réflexe : les auteurs. Le rapport a été réalisé par l’Ensae Junior Études. Pourquoi pas, le ministère ne peut sans doute pas se payer les seniors de l’INSEE… En tout cas, je crois que c’est une bonne école… La méthode, ensuite. Cette étude a été réalisée par relevé systématique auprès des policiers et gendarmes « des décès survenus au sein du couple, par des hommes ou des femmes (sic), mariés ou concubins ou pacsés (…) survenus en 2003 et 2004 (…) ». Les résultats sont là : le recensement a permis de dénombrer 211 cas, dans lesquels sont décédés 164 femmes et 47 hommes, soit, donc, une tous les quatre jours et un tous les seize jours.

Un point me frappe : 135 cas ont été dénombrés en 2003, contre 76 en 2004, soit une baisse de 44 % sur la période ! On serait donc passé d’un(e) mort(e) tous les trois jours à un(e) tous les cinq jours ! Alors là, plusieurs hypothèses. Un effet coupe d’Europe de football ? L’impact de la canicule ? Un problème résolu pour le ministre de la Parité ? Un succès à mettre au compte de la LOLF ? Les auteurs parlent d’une raison inexpliquée…

J’ai une hypothèse. Il faut comprendre que l’homicide entre conjoints est forcément élucidé, je veux dire qu’on compte des meurtres, dont on sait qui les a commis… Les services de police et de gendarmerie enregistrent chaque année environ 1 200 meurtres ou coups et blessures suivis de mort. Ce chiffre est très stable, ce qui m’incite à rejeter l’hypothèse d’une baisse si importante de la criminalité conjugale. Par ailleurs, les meurtres sont fortement élucidés, avec un taux de 80 %. Mais ce qu’on ignore, c’est le délai moyen d’élucidation de ces crimes.

Cette étude en est une illustration intéressante. Non datée, je pense cependant qu’elle a été réalisée en 2005, sur deux années écoulées : 2004 et 2003. J’en déduis que plus d’un an après les faits, 135 crimes conjugaux ont été commis en 2003 et élucidés par la suite. En supposant stable cette criminalité, et compte tenu des 76 crimes de 2004 déjà élucidés au moment de l’enquête, j’évalue à 59 le nombre de conjoint(e)s meurtriers encore en liberté !

Alors… J’appelle la police ?

Fabrice Leturcq


Pénombre, Mars 2006