Lettre ouverte à Monsieur Paul Bouchet
Président de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité
Paris, le 11 avril 1997
Monsieur le Président,
À la une du quotidien Libération du vendredi 11 avril 1997, on peut lire la chose suivante : « 100000 Français victimes d’interceptions sauvages. Ecoutes : l’autre scandale. » Et dans un article signé par Patricia Tourancheau (p.1-2) : « C’est la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) présidée par Paul Bouchet qui a estimé ce nombre « au terme d’enquêtes sérieuses. » De son côté, le capitaine Paul Barril, ex-gendarme de la cellule élyséenne reconverti dans la sécurité privée (société Secrets) parle de 200000. « 100000 ? 200000 ? beaucoup plus, beaucoup moins ? »
Nos confrères de Libération ont ainsi reproduit cette information sans trop se préoccuper de la méthodologie employée pour évaluer le nombre d’écoutes sauvages. À Pénombre, nous sommes d’un naturel un peu plus curieux, concernant les nombres. Vous serait-il possible de nous en dire plus sur ce sujet ? Concrètement, comment fait-on pour compter des écoutes sauvages ?
Il y a quelque temps, dans un registre analogue, nous avions été surpris d’apprendre qu’il était possible d’évaluer le nombre d’étrangers clandestins en France : 800000. Pas plus, pas moins. Cet exploit fut réalisé par deux députés, Messieurs Charles-Amédée du Buisson de Courson et Gérard Léonard, chargés par le Premier Ministre d’une mission sur « les fraudes et pratiques abusives. » Ils ont même pu affirmer que cela coûtait 41,6 milliards de moins-values fiscales et sociales aux recettes publiques ! Nous leur avons demandé, fort courtoisement, de nous préciser leur méthodologie (Pénombre n° 10, août 1996, p. 9 ; n° 11, nov. 1996, p. 3-4 lettre ouverte).
Pas de réponse de leur part, à ce jour. En sera-t-il de même pour le nombre des écoutes téléphoniques ?
Sachez, Monsieur le Président, que nous attendons de votre part une attitude plus transparente et, pour tout dire, plus démocratique.
Dans l’attente de votre réponse, je vous prie d’agréer, Monsieur le Président, l’expression de ma considération distinguée.
Pierre Tournier
Président de Pénombre
Post-scriptum
1°. Le Monde du 16 avril rend compte du cinquième rapport annuel de la CNCIS. À propos des activités relevant de l’espionnage privé, on y lit : « L’an passé, la commission avait évalué, de manière aléatoire, à 100000 le nombre d’écoutes sauvages opérées par des officines privées grâce à des matériels d’espionnage ou bien la détection à distance de conversations privées. » De manière aléatoire… avouez que l’on aimerait en savoir plus !
2°. Pour Daniel Vaillant, député-maire du XVIIIe arrondissement de Paris et membre du comité directeur du parti socialiste, il n’y a pas 100000 ou 200000 Français victimes des écoutes sauvages mais « des centaines de milliers » (13 avril 1997, Polémique sur FR2). Hélas M. Vaillant n’a pas eu le temps de nous expliquer s’il l’avait appris de manière aléatoire ou pas.
3°. Dans le « résumé de la semaine » diffusé au cours de l’émission Sept/Sept (dimanche 20 avril, TF1), une bonne synthèse de toutes ces évaluations nous a été offerte : « Plus de 100’000, un chiffre en nette progression mais invérifiable ! »
« 100000 », « 200000 », « des centaines de milliers », « un chiffre en nette progression ». Quand les médias sont à l’écoute des médias et finissent par dire vraiment n’importe quoi…
Pénombre, juin 1997