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Corruption d’un message

Le 19/10/06, sous le titre « 60% des Français jugent les élus corrompus », Le Monde rendait compte d’une recherche réalisée par le CEVIPOF-CNRS. Le 22 octobre 2006, Mme Royal proposait une « surveillance populaire » de l’action des élus par des « jurys citoyens tirés au sort ». Face aux réactions, un de ses conseillers expliquait que c’était en lisant l’article du Monde que la candidate avait eu cette idée. En tant qu’animateur de cette recherche sur l’image de la corruption et de la probité publique chez les Français, je me pose trois questions : comment travaillent les politiques ? Comment travaillent les médias ? Comment les chercheurs peuvent-ils travailler avec les précédents ?

Avant de s’exprimer sur des sujets publics les politiques prennent-ils la peine de lire et de s’informer ? Si les conseillers de Mme Royal ne s’étaient pas simplement contentés du titre et avaient lu l’article du Monde et (soyons fous !) la synthèse de l’étude (20 pages accessibles sur notre site), ils auraient retenu que les Français sont d’abord ambigus face aux transgressions des élus : seuls un quart d’entre eux réprouvent fortement la corruption et toutes les formes de favoritisme. Les autres (la majorité donc) tolèrent ou subissent ces abus de pouvoir qui rompent les rapports d’égalité, parce que c’est une contrainte nécessaire ou parce qu’ils s’estiment sans prise sur eux Ce niveau de tolérance est particulièrement élevé quand on compare la France à la moyenne des autres pays européens.

Quant à l’idée de « jury citoyen », 75 % des personnes interrogées (2 024) estiment que les élus doivent être jugés par des tribunaux ordinaires et non des tribunaux spécialisés (23,1 %), et cette position est particulièrement exprimée par les milieux populaires. Enfin, même si Mme Royal avait en tête la formule des jurys utilisés pour les Conférences de consensus, l’expression était mal choisie. Ces jurys traitent d’enjeux précis de politiques locales (aménagement, éducation), ou de sujets controversés (OGM, déchets nucléaires). Mais jamais ils n’exercent un rôle de « surveillance ». Ils produisent une expertise profane, complémentaire aux avis scientifiques, en vue d’enrichir la délibération politique. L’expression utilisée renvoie ici aux jurys populaires des assises, elle a donc une forte connotation pénale qui a légitimement choqué.

Mais comment travaillent les journalistes, plus précisément les rédactions ? Notre enquête dit d’entrée que nous voulons aller au-delà des jugements de surface du « Tous pourris » et que les résultats de sondage sont des opinions de surface trompeuses. Nous avons parfois été entendus, comme l’indiquent les titres : « Les Français ambivalents face à la corruption politique » (La Croix), « Les Français tolèrent la corruption » (Les Inrockuptibles). Parfois moins : Le Monde, puis Libération titrent « 60% des Français jugent, etc.. ». Le Monde va plus loin en première page en indiquant « ce chiffre n’a jamais été aussi élevé », ce qui est faux et contraire au document dont les journalistes disposaient. Même si le corps des articles rend bien compte de notre analyse, ces titres accrocheurs biaisent la lecture. Mais la distorsion est terrible lorsque Le Point confond mesure des opinions et mesure du phénomène lui-même et titre « Le niveau de corruption est très haut mais stable », en m’attribuant cette phrase. Enfin, notons que la recherche de l’information à la source directe reste une pratique limitée. On compte sur les phalanges d’un doigt les journalistes qui se sont déplacés pour entendre ce qui s’est dit au colloque présentant de façon détaillée les résultats de l’étude durant trois demi-journées.

Comment doivent alors travailler les chercheurs ? On nous reproche sans cesse de raisonner (au mieux) en vase clos, de ne parler qu’à nos pairs. Nos hiérarchies nous poussent de plus en plus à valoriser, à communiquer. D’accord, mais quand des documents sont disponibles à l’avance, les résultats cadrés et expliqués du mieux qu’il est possible, que faire d’autre ? Nous transformer en agence de com pré-rédigeant les papiers et surveillant la titraille ? Mesdames et Messieurs les politiques et les journalistes, comment nous adresser à vous ? Face aux pratiques actuelles, ne vous étonnez pas que notre enquête montre aussi le niveau élevé de défiance des citoyens tant à l’égard des élus qu’à celui des médias.

Pierre Lascoumes