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De grâce, un chiffre (bis)

Il faut donner un chiffre. Un chiffre fixe les idées, les accroche à quelque chose. Les médias en sont friands.
 

Lu dans Le Monde daté du 14 juillet 1998 : "Justice : la grâce présidentielle accordée à l’occasion de la fête nationale du 14 juillet bénéficiera cette année à 3500 détenus qui pourront sortir de prison à partir du 16 juillet, a indiqué vendredi 10 juillet le ministère de la Justice. Le décret de grâce signé le 10 juillet par le président de la République prévoit une remise de peine de sept jours par mois de détention restant à faire, dans une limite maximale de quatre mois."

3500 bénéficiaires ? L’auteur de ces cinq lignes n’avait sans doute pas lu l’article que nous avions publié en septembre 1997(1) et que nous reprenons ici en laissant le soin au lecteur d’actualiser le propos. Comme disait le grand Nicolas Boileau, "vingt fois sur le métier etc."

 
Flash Back

"Comme chaque année, depuis 1991, le président de la République a signé un décret de grâces collectives. Son article premier précise le montant de la remise : "Les condamnés détenus à la date du 15 juillet 1997 en exécution d’une ou plusieurs peines privatives de liberté à temps bénéficient : d’une remise gracieuse de 7 jours lorsque la durée de la détention restant à subir n’excède pas un mois ; dans les autres cas, d’une remise gracieuse de 7 jours par mois de détention restant à subir, augmentée le cas échéant de 7 jours pour la part supplémentaire inférieure à un mois, sans que la durée totale de la remise puisse excéder 4 mois".

Ceux qui devaient sortir entre le 17 et le 22 juillet ont fait l’objet d’une libération immédiate le jour où le décret a pris effet (16 juillet). Pour les autres, la grâce modifie la date de fin de peine prévue sans conséquence immédiate. Ainsi, tous les détenus sensés être libérés au delà du 15 décembre 1998 voient leur fin de peine prévue avancée de 4 mois. La grâce collective est une mesure qui s’inscrit dans la durée.

Au 1er juillet 1997, les prisons comprenaient environ 34000 détenus en exécution d’une ou plusieurs peines privatives de liberté (métropole et DOM). Si l’on exclut les 500 condamnés à perpétuité, cela donne 33500 détenus susceptibles de bénéficier de la grâce. Comme les précédents, le décret de cette année comprend des cas d’exclusion liés à la nature des infractions commises :

 - les infractions à caractère terroriste,

 - les crimes et délits sur mineurs de moins de 15 ans,

 - le trafic de stupéfiants : production, fabrication, importation, exportation, contrebande, transport, opérations de blanchiment, détention, offre, cession, acquisition, ou emploi illicites, cession ou offre illicites à une personne en vue de sa consommation personnelle. L’exclusion ne joue que pour les peines prononcées de 3 ans ou plus sans sursis.

 - les violences envers les représentants de la force publique ou les personnels pénitentiaires,

 - les infractions d’ingérence ou de prise illégale d’intérêts, de corruption passive ou active et de trafic d’influence. […]

Sur les 33500 condamnés, combien se trouvent ainsi exclus de la grâce ? Nul ne le sait, l’administration pénitentiaire ne disposant pas d’un instrument statistique permettant de dénombrer les détenus, sanctionnés au regard de tel ou tel article précis du code pénal.

Pour certains cas, cela ne suffirait d’ailleurs pas. À propos des infractions sur mineurs de moins de 15 ans, la circulaire d’application précise que "la qualité de mineur de 15 ans, circonstance aggravante de certaines infractions n’est qu’une circonstance de fait dans d’autres cas, donc non visée sur l’extrait adressé aux établissements. Il appartiendra à ces derniers de prendre l’attache avec le parquet du lieu de condamnation dès lors qu’il existera un doute sur l’âge de la victime". Ainsi la seule solution serait de demander aux établissements de faire le décompte au moment de la mise en application du décret. Cette évaluation, a posteriori, ne serait d’ailleurs pas sans intérêt.

Mais peut-on imaginer l’annonce de cette grâce, par les pouvoirs publics, puis par les médias, non accompagnée d’un chiffre ? En veux-tu, en voilà : ce sera 3800 et même 3840 pour les puristes ! Deux exemples d’annonce parmi d’autres : "3800 libérations par grâce présidentielle. Jacques Chirac devait signer jeudi la grâce collective du 14 juillet, une mesure similaire à celle de l’an dernier destinée à limiter la surpopulation carcérale." (La Croix du 11 juillet 1997). "Grâce présidentielle restreinte cette année. Pour le 14 juillet, Chirac fait libérer 3840 détenus." (Libération du 12 juillet 1997).

Pour être restreinte, la mesure est effectivement restreinte. Les lecteurs de Libération apprendront qu’il s’agit du nombre des détenus qui sortiront par l’effet de la grâce dans le mois à venir. La Croix parle, au conditionnel, des quatre semaines suivant l’entrée en vigueur du décret. On aura compris qu’il s’agit là d’un chiffre… approximatif, mais surtout, sans grand intérêt."

A l’année prochaine !

Victor Descombres
 

(1) Descombres (V), "De grâce, un chiffre !", Chronique d’outre-nombre, Le Nouveau Bulletin, revue du CLCJ, n°4, septembre 1997, 12-13.

 
Pénombre, Décembre 1998