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Décomptes macabres

Le 21 août 2003, Robert Rochefort, directeur du CREDOC, s’exprimait sur les “ chiffres incertains ” de la canicule : “ Ce qui est fascinant, c’est qu’entre 1 500 morts il y a encore une semaine et presque 13 000 morts annoncés hier, la fourchette est considérable. Je ne la comprends pas. ”

Qui n’aurait pas fait sienne cette déclaration du 21 août, juste après que OGF (la société holding qui contrôle les Pompes funèbres générales) ait évoqué une surmortalité de plus de 13 000 décès, alors même que, depuis le 10 août, les chiffres gonflaient rapidement avant de se stabiliser en septembre :

 - 8 août : 14 décès dus à des coups de chaud ;
 - 10 août : “ une cinquantaine de morts en 4 jours en région parisienne ” selon le docteur Pelloux (médecin urgentiste) ;
 - 12 août : “ plus de 100 victimes ” selon le même docteur Pelloux, qui évoque “ 2 000 victimes ” au plan national, “ 500 morts supplémentaires par semaine ” selon les Pompes funèbres générales (PFG) ;
 - 14 août : “ au moins 2 000 décès en Île-de-France ” selon Aujourd’hui en France ; le même jour, “ 3 000 pour l’ensemble du pays ”, selon la Direction générale de la Santé, estimation aussitôt relativisée (“ entre 1 600 et 3 000 personnes ”) par le ministre de la Santé ;
 - 17 août : 5 000 morts selon le professeur Gilles Brücker, directeur général de l’InVS (Institut national de veille sanitaire) ;
 - 18 août : le chiffre de 5 000 morts est démenti par le ministre de la Santé ;
 - 19 août : le ministre de la Santé reconnaît que “ ce chiffre est plausible ” ;
 - 20 août : estimation de “ 10 416 décès supplémentaires lors des 3 premières semaines d’août ” (en réalité les 18 premiers jours) pour les PFG, avec une projection de 13 632 décès supplémentaires dont 3 425 en région parisienne ” ;
 - 21 août : le député Pascal Terrasse (PS) - rapporteur en 2001 de la loi sur l’Allocation personnalisée à l’autonomie - évoque un bilan de 20 000 victimes ;
 - 23 août : le président de la Croix Rouge, Marc Gentilini, juge surestimée l’estimation actuelle de plus de 10 000 décès liés à la canicule ;
 - 27 août : estimation officieuse du ministère de l’Intérieur, “ de 8 000 à 9 500 décès ” ;
 - 28 août : les PFG confirment leur estimation de 13 000 décès supplémentaires en août par rapport à 2002 ;
 - 29 août : 11 435 morts supplémentaires du 1er au 15 août selon le premier bilan officiel et provisoire de l’InVS ;
 - 9 septembre : les PFG réévaluent leur précédente estimation à 15 000 décès ;
 - 25 septembre : “ 14 802 morts supplémentaires ” pour la période du 1er au 20 août selon l’étude de l’INSERM, rejoignant ainsi l’estimation faite par les PFG une quinzaine de jours plus tôt.

Cette volée de chiffres abondamment repris par les médias laisse rêveur. Et la réflexion de Robert Rochefort illustre bien la gêne ressentie par tout un chacun face à cette succession d’estimations qui corrigent les précédentes et finalement intègrent l’accélération des décès.

Les chiffres annoncés jour après jour évoquent une croissance “ exponentielle ” (en fait, la courbe est logistique) qui, sur une période aussi courte, interpelle ; la surmortalité des 3 premières semaines d’août a d’autant plus d’impact que les estimations initiales (y compris d’OGF) sont très “ tempérées ” : ainsi, lorsque 2 000 décès supplémentaires sont évoqués, la réalité est déjà de l’ordre du quintuple.

Tout ceci traduit bien une déficience des indicateurs de mesure (mais faut-il encore accuser le thermomètre ?), mais également une inertie (inéluctable la semaine du 15 août ?) dans la transmission de l’information alors même que les seules journées du 11, du 12 et du 13 contribuent à 40 % de la surmortalité des 3 premières semaines d’août.

Une catastrophe est d’autant mieux suivie qu’elle a été prévue. Celle-ci était difficilement prédictible : le nombre des décès imputables à la canicule de 1976 a été inférieur à celui des 3 journées les plus meurtrières de 2003 ! Aussi bien la surmortalité a-t-elle été sous-estimée par tous, y compris les Pompes funèbres générales, dont l’extrapolation reste inférieure de 12 % à la réalité, que les autorités (ministre, préfet de police) ont visiblement cherché à minimiser.

On relèvera que les chiffres des Pompes funèbres générales auraient permis d’appréhender plus précisément cette réalité. Mais l’estimation de 3 000 décès par la Direction générale de la Santé se fondait sur des données de l’Assistance publique - Hôpitaux de Paris et des PFG pour la période du 6 au 12 août, ces dernières enregistrant alors une augmentation d’activité de 37 % par rapport à l’année précédente alors que les relevés définitifs (cf. enquête épidémiologique INSERM) font état d’une avance de 50 %. Les 976 agences des PFG constituent ainsi un échantillon significatif mais non représentatif du marché métropolitain, même si l’extrapolation1 effectuée en septembre approche bien la réalité.

À noter également : les médias ont deux fois plus souvent parlé de “ décès ” que de “ morts ”, mais ils écrivent aussi bien “ du(e)s à la canicule ” ou “ lié(e)s à la canicule2 ”. L’hypothèse que la surmortalité ne soit pas entièrement imputable à la canicule ou même que les morts dus à la canicule dépassent la surmortalité apparente n’a guère été envisagée.

Daniel Cote-Colisson
 
 
1 - La méthode a le mérite de la simplicité : puisque les PFG représentent un quart de l’activité des pompes funèbres en France, il suffit de multiplier les 2 604 décès survenus entre le 1er et le 18 août par 4 pour obtenir l’estimation de 10 416 morts. Si la part de marché était de 24,9 %, faudrait-il porter l’estimation à 10 457,83 morts (mais 10 374,50 morts avec 25,1 %) ?
2 - L’orthographe “ morts dus ” ou “ morts liés ” a été préférée 7 fois sur 10 à “ morts dues ” ou “ morts liées ” (estimation à partir d’une recherche sur les pages françaises du Web à partir de Google™). La différence de sens semble évidente, mais quel terme devrait-on employer pour ce bébé qui a été électrocuté alors que ses parents l’aspergeaient d’eau ?

PS : J’ai toujours été impressionné par les campagnes de comptage organisées par les experts scientifiques (IFREMER et autres) et qui permettent de dénombrer différentes espèces de poissons (le stock de poissons adultes en mer du Nord, Manche orientale et Skagerrak serait aujourd’hui de seulement 25 000 tonnes pour le cabillaud) et autres organismes (exemple : les salmonelles dans les sédiments marins), d’autant que les poissons sont particulièrement mobiles et leurs migrations soumises à de nombreux aléas. À l’examen de quelques événements récents, particulièrement la vague de chaleur de l’été 2003, j’éprouve ce sentiment que le comptage des morts est bien plus complexe…

 
Pénombre, Décembre 2003