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Toutes choses égales par ailleurs

En 1990, lors d’une séance du conseil régional de Bretagne, est venue en débat l’évaluation d’une mesure prise quelques années auparavant. Il s’agissait d’une avance remboursable accordée à certaines entreprises, une sorte de prêt à taux zéro. Un nombre de l’ordre de la centaine constituait certainement une estimation très large des emplois suscités par cette action - pour autant qu’il y ait eu création d’emploi imputable à cette mesure, ce dont on ne discutera pas ici…

Mais on a eu la surprise d’entendre un orateur attribuer froidement à l’effet bénéfique de cette aide aux entreprises la croissance de l’emploi régional observée depuis sa mise en application, quelques années auparavant. Soit plusieurs dizaines de milliers…

1987 - 1990 : les conjoncturistes ont en mémoire que l’emploi a connu à cette époque une croissance exceptionnelle… et ce dans toutes les régions et d’ailleurs dans l’ensemble des pays de l’OCDE. Attribuer à l’avance remboursable - mesure certes estimable mais en l’occurrence très mal estimée quant à son impact quantitatif - la croissance de l’emploi observée au cours de la période où elle a été accordée, c’était raisonner “ toutes choses égales par ailleurs ”. Comme si rien d’autre ne s’était passé dans l’économie régionale et nationale !

Raisonnement - si on peut parler ici de raisonnement - absurde, évidemment. Mais absolument pas rare. Car quand les choses ne sont pas “ égales par ailleurs ”, évaluer les conséquences d’une mesure particulière devient un exercice fort délicat. Éventuellement hors d’atteinte. En effet, si l’on prétend apprécier l’impact sur l’emploi d’une action il faut, au minimum :
 - décrire avec une grande précision, et chiffrer, “ ce qui se serait probablement passé ” en l’absence de la mesure (ici le nombre d’emplois créés),
 - ne pas oublier d’estimer l’inévitable imprécision qui subsiste autour de cette évaluation ; ceci nous donne une première “ fourchette ”,
 - comparer cette première fourchette avec le nombre d’emplois - supposé bien connu - effectivement créés depuis que la mesure a été mise en application,
 - en déduire une seconde fourchette : nombre minimum et nombre maximum d’emplois créés “ grâce à la mesure prise ”,
 - tourner sept fois sa souris autour de l’écran de son ordinateur avant de communiquer sur le sujet (n’ai-je oublié aucune “ variable explicative ” ?, n’ai-je pas confondu causalité et coïncidence ??, n’aurais-je pas pu raisonner autrement ???),
et s’attendre néanmoins à une pluie de commentaires ironiques ou indignés.

Remplaçons “ emploi ” par “ mortalité ” (ou “ mortalité des plus de x ans ”). Substituons “ événement ” (climatique en l’occurrence) à “ mesure ”.

 La démarche de l’évaluation semble alors moins complexe. En effet, la population par âge et par sexe est assez bien connue, de même que les “ tables de mortalité ” (probabilités de décéder dans le mois qui vient pour une personne de tel sexe et de tel âge, pour s’en tenir à deux des déterminants principaux de la mortalité).

Et pourtant. Au moins quatre “ erreurs méthodologiques ” majeures, de natures très différentes, ont pu être relevées. Erreurs qu’il est aisé de caractériser… sinon de chiffrer !

Tout d’abord, sans remettre en cause le sérieux du travail accompli, il est, disons, naïf - plus encore que prétentieux - de fournir un chiffre d’une très grande précision. Du genre “ la canicule a suscité une surmortalité de 14 800 personnes ”. Le “ message ” implicite est en effet ici : je connais à la centaine près le nombre de personnes qui seraient décédées si on avait connu des conditions climatiques “ normales ”. Ici, une fourchette (entre 14 000 et 15 000), ou au moins un arrondi un peu moins ambitieux (environ 15 000) s’im- posent à l’évidence.

Ensuite, que penser de la remarque selon laquelle on n’aurait jamais connu autant de décès en août depuis la Libération ? Pourquoi ne pas remonter à 1789 ou mieux encore à 1539 (édit de Villers-Cotterêts, instituant l’état-civil) ou à août 1916 ? La population et sa structure par âge ont considérablement évolué, ainsi que l’espérance de vie à chaque âge, depuis 60 ans.

Plus subtile mais fondamentalement de la même espèce est l’erreur qui consiste à prendre la moyenne des décès en août sur 10 ans pour la comparer au nombre observé en 2003. Si un tel raisonnement était correct - fondé sur l’accumulation d’observations sous prétexte de gommer les aléas -, il vaudrait mieux prendre les 60 dernières années comme référence, afin de fonder l’analyse sur de plus grands nombres. Et nous voici, effectivement, à la Libération !!

D’une toute autre démarche procède l’assertion selon laquelle, tout cela serait “ la faute aux 35 heures ” dans les hôpitaux. Il est vrai que l’on n’a guère entendu de telles affirmations que début août… et que l’on attend toujours une première évaluation chiffrée de l’impact éventuel de la réduction du temps de travail, dans les hôpitaux ou ailleurs, sur la réduction de l’espérance de vie. Suggestion : quand cette évaluation périlleuse aura été menée à bien, on pourra tenter de chiffrer aussi l’influence, évidemment considérable et désastreuse, des congés payés de 1936 sur la surmortalité d’août 2003.

Alain Gély

 
Pénombre, Décembre 2003