Si le lecteur pénombrien feuillette la presse avec un regard qui se veut critique lorsqu’il estime bien connaître un sujet, son œil se fait plus sévère lorsque l’information porte sur un travail auquel il a lui-même participé. S’il a lui même rédigé le communiqué de presse, lui est de surcroît offerte l’occasion privilégiée d’observer de l’intérieur le travail des journalistes. C’est ce qui nous a été donné lors de la publication du rapport de l’enquête sur la santé et les consommations lors de l’appel et de préparation à la défense (ESCAPAD 2000), enquête auto-administrée proposée par l’Observatoire français des drogues et toxicomanies (OFDT) aux quelques 14 000 jeunes présents lors d’une de ces journées remplaçant le Service national, dont la presse a repris les principales données portant sur le cannabis et les polyconsommations. Il nous a semblé utile de refaire le chemin parcouru entre le communiqué de presse et les différents articles.
Les termes du communiqué sur lesquels ont porté les articles étaient les suivants :
" À 17 ans, 41 % des filles et 50 % des garçons ont expérimenté le cannabis, cette proportion atteint 60 % pour les garçons de 19 ans. […]
" À 17 ans, 2,6 % des filles et 8 % des garçons (16 % à 19 ans) ont une consommation intensive de cannabis (20 fois et + au cours du mois). La moitié de ces consommations cumulent des contextes d’usage pouvant être préoccupants : fréquemment seul, en début de journée […]
" À 19 ans, pour les garçons, l’expérimentation ne dépasse 5 % que pour 4 produits : les champignons hallucinogènes (9 %), le poppers (8 %), l’ecstasy (7 %) et les produits à inhaler (6 %). […]
" 98 % des adolescents déclarant avoir déjà consommé du cannabis ont aussi expérimenté à la fois le tabac et l’alcool."
fumeux
Sur ces bases, dans le Figaro du 5 février, Françoise Lemoine titre " un jeune sur deux a déjà fumé ". Qu’est-ce qu’un jeune ? S’agissant ici d’individus âgés de 17 à 19 ans, le lecteur habitué aux enquêtes en milieu scolaire qui portent plutôt sur des 14-19 ans pourra être surpris et prêter l’ampleur de cette diffusion à ce qui n’est qu’un effet âge (les plus âgés ont mécaniquement plus de chance d’avoir déjà pris un produit que les plus jeunes).
L’approximation du titre est excusable : l’idée est là, pas trop éloignée du communiqué. Toutefois, le reste de l’article laisse à désirer par son manque de rigueur. " 7 % des jeunes gens interrogés concèdent un usage d’ecstasy [mais] ce sont les champignons hallucinogènes (9 %) suivis du poppers (8 %) qui tiennent en fait la vedette. " Ces chiffres ne concernent en fait que les garçons de 19 ans. À titre de comparaison, si l’on retourne au rapport, les prévalences des filles de 17 ans sont respectivement 1,4 %, 1,6 % et 1,3 % pour ces trois produits, valeurs qui relativisent nettement le niveau annoncé par le Figaro.
sulfureux
Puis l’histoire s’emballe : " 98 % des adolescents consommateurs [de cannabis] avouent mélanger volontiers ces trois produits, les ajoutant parfois à d’autres substances en de sulfureux cocktails " affirme avec véhémence Françoise Lemoine. Le lecteur appréciera deux choses : d’une part la métaphore alchimique, sans doute en écho à la phrase du communiqué qui ne fait que souligner la rareté d’avoir essayé le cannabis sans avoir jamais consommé ni alcool ni tabac par ailleurs et, d’autre part, la confusion délibérée entre l’expérimentation (sur laquelle porte la question) et la consommation, qui suggère pour sa part une répétition, accentuée par l’usage de l’adjectif volontiers qui impute à l’expérimentateur un plaisir et une envie absents du questionnement.
Marc Payet, dans le Parisien du 6 février, titre pour sa part : " un ado sur six fume du cannabis " à partir de l’information selon laquelle les garçons de 19 ans en ont une consommation qualifiée d’intensive. Cette erreur, du même ordre que celle relevée dans l’article du Figaro prend, dès lors qu’elle figure dans le titre, une dimension toute autre. Les autres quotidiens que nous avons pu lire (L’Humanité, La Croix, France-Soir) titrent tous avec justesse " un garçon de 19 ans sur six consomme du cannabis ", avant de préciser dans l’article qu’il s’agit là d’une fréquence de consommation d’au moins 20 fois par mois.
Saluons enfin la qualité de l’article de Matthieu Ecoiffier dans Libération du 6 février. Pour preuve cette précaution, trop rare dans la presse : " expérimenter ne veut pas dire tomber dans la répétition ". Paul Benkimoun signe également un article relatant fidèlement les principales conclusions de l’enquête concernant ce produit, dans Le Monde du 15 février. De là à dire qu’un peu de recul ne nuit pas à l’information, lorsque celle-ci n’est pas particulièrement urgente…
François Beck et Stéphane Legleye
Pénombre, Octobre 2001