« Comment 1 % de la population de l’UE pourrait-il dicter sa volonté aux 99 % restants ? », s’écrie un responsable européen à Dublin (Libération du 18/10/02). Cette question était posée pour s’inquiéter de ce que les Irlandais puissent, en votant majoritairement non, refuser la ratification d’un traité qui concerne l’Europe entière. En juin 2001, les Irlandais avaient dit non. Nous allons aider ce « responsable » à minimiser encore le poids des Irlandais nieurs.
Les Irlandais sont, en effet, 3,8 millions, soit 1 % des 380 millions d’habitants de l’UE. Mais ils ne sont pas tous des électeurs : faut-il incriminer pour le choix du pays les enfants qui ne sont pas encore électeurs, les anarchistes qui se refusent à l’être, les condamnés à la privation du droit de vote ? En France, il y a 41,2 millions d’inscrits sur les listes pour près de 60 millions d’habitants. Si les Irlandais sont aussi jeunes, aussi peu déchus de leurs droits civiques que les Français, il doit y avoir également un peu moins de 70 % des habitants qui sont inscrits, disons 2,6 millions d’électeurs, soit 0,7 % de la population européenne.
En 2001, lors du premier scrutin, il y avait eu 68 % d’abstentions, soit, sur cette base de 2,6 millions d’électeurs, 830 000 votants : on est ici à 0,22 % de la population. Parmi eux, les « non » avaient représenté 54 %, soit (toujours sur notre base) moins de 450 000 personnes, soit 0,12 % de la population européenne. Tous coupables ? Le résultat du vote se fait par différence. Il y avait eu 382 000 votants « oui ». On ne peut en vouloir à 381 999 des votes « non » : s’il n’y avait eu qu’eux, le « oui » l’aurait emporté. Les fautifs sont donc les « non » surpassant les « oui », soit, dans notre chiffrage, 66 500 personnes : la question devient « comment 0,02 % de la population de l’UE pourrait-il dicter sa volonté aux 99,98 % restants ? »
On peut ici remarquer que finalement, les Irlandais se sont prononcés (à 63 % des votants) pour la ratification. Le traité a donc reposé sur quelques dizaines de milliers de votants supplémentaires. La question initiale reste vraie, puisque un très faible pourcentage a finalement permis l’entrée en vigueur du traité. Elle a pourtant disparu, instantanément oubliée : il semble que le sens de la réponse conditionne l’existence de la question.
Question à laquelle il convient de répondre une fois pour toutes : comment ? Mais simplement parce que c’est le principe du scrutin démocratique. Si le traité avait été soumis à un unique référendum aux 380 millions de citoyens, et que le choix (oui ou non, peu importe) l’ait emporté d’une seule voix, aurait-il été moins ratifié parce « dicté » par 0,0000002 % de la population ? Politiquement plus fragile, certes, mais légalement tout aussi valable. C’est le miracle du vote : un seul votant peut changer les structures. On pense à une nouvelle de science fiction d’Isaac Asimov où les élections sont faites par un seul électeur, sélectionné à chaque consultation par ordinateur, comme étant celui qui représente le choix de la majorité : puisque le résultat est toujours soit A soit B, il suffit de connaître le résultat pour réduire les votes, donc le coût d’une élection. Mais on pensera surtout à l’Histoire de France : la République y fut instaurée par adoption de l’amendement Wallon, en 1875, à la Chambre des Députés... à une seule voix de majorité.
Nicolas Meunier
Pénombre, Avril 2003