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Encore des coûts

LE DÉBAT sur les violences conjugales, déjà riche d’une formule statistique marquante (rappelons le « une femme meurt tous les trois jours des coups de son conjoint » de la Lettre blanche n°42), s’est enrichi d’une seconde, il y a quelques mois : « les violences conjugales coûtent chaque année un milliard d’euros » (voir la Lettre blanche n°47 « Coûts pour coups »). Cette formule choc est dorénavant contestable, puisque le rapport d’où elle était tirée est maintenant disponible(1).

Une telle évaluation suppose trois informations : connaître la population touchée par les violences conjugales, connaître les conséquences « coûteuses » de ces violences et enfin connaître le coût de ces conséquences. La plupart du temps, on dispose d’une ou deux de ces informations, et le travail de l’évaluateur est de déterminer la ou les inconnues. Ici, toutes les variables sont inconnues. Combler les trous n’est jamais évident… mais il y a plusieurs façons de procéder, comme un évaluateur, à coups d’hypothèses mesurées ou comme un crémier, à grands coups de louche.

Le premier exemple est un grand classique : le coût en termes d’activité policière. Ici, on connaît le nombre de femmes ayant été victimes de violences conjugales par une source officielle (Observatoire National de la Délinquance), on connaît du même coup l’impact « coûteux » : l’activité de la police. Le coût lui même est tout aussi calculable : on prend le budget de la police et de la gendarmerie (14 milliards d’euros), divisé par le nombre de faits constatés chaque année (4 millions, hors police de la route), ce qui donne 3160 euros par fait constaté. Oui, lectrice, oui lecteur, à chaque fois que vous appelez la police pour un vol, vous coûtez 3160 euros à la collectivité ! On peut accepter la méthode. On peut cependant regretter que les évaluateurs fassent payer aux femmes battues à la fois le gardien de la paix en faction devant le ministère de l’Intérieur, le gendarme derrière son radar, ou le policier qui nous délivre nos procurations électorales ou nos passeports.

Une évaluation peut-être plus juste aurait été de diviser le budget alloué à l’action de la seule police judiciaire (police et gendarmerie), connu grâce à la LOLF : 2,3 milliards, par le même 4 millions, pour obtenir un coût moyen d’environ 569 euros. Mon bilan : 23 millions pour les femmes battues, contre 129,9 millions pour l’étude.

Le divorce est un deuxième exemple plus compliqué. On ignore en effet combien de femmes battues divorcent. Les auteurs ont alors recours à un outil bien connu des épidémiologistes : le ratio étiologique. Ils nous offrent de longues dissertations sur cette méthode, balisée de formules mathématiques que bien peu, parmi les personnes qui s’intéressent à leur rapport, auraient la possibilité de critiquer. Alors pour vous, voilà le raison¬nement : sachant que des chercheurs étasuniens nommés Dube et al. ont interrogé environ 15 000 personnes en 2001 sur ce qui s’est passé chez eux de marquant (violences conjugales ou familiales, alcoolisme, et divorce des parents) quand ils étaient petits, et qu’ils ont montré que les mamans battues de ces gens avaient 3,9 fois plus de chances de divorcer que les autres (ce qui se dit en termes techniques odd ratio de 3,9 avec un intervalle de confiance à 95 % allant de 3,4 à 4,4) « ceci nous permet d’estimer la part des divorces et des séparations attribuables aux violences conjugales à 7,75 % » . Les auteurs n’en disent pas plus, mais je pense qu’ils estiment le nombre des femmes battues à 2,7 % environ (c’est en gros le chiffre de l’Enveff pour les violences physiques au cours des 12 derniers mois). La formule devient alors 2,7 fois (3,9-1) ≈ 7,8 (le moins un c’est pour ne pas compter les femmes battues qui divorcent, mais pas parce qu’elles sont battues, c’est honnête).

Vous avez compris ? Non ? Ce n’est pas grave, vous relirez tout à l’heure, continuons. En France, les juridictions civiles ont prononcé quelque 199 349 divorces en 2004 dont, donc, 15 400 de femmes battues qui divorcent parce qu’elles sont battues. Alors la question devient combien coûte un divorce à la société ? Là encore, on dispose de chiffres grâce à la LOLF. Comme pour le coût policier, on pourrait diviser le budget de la Justice civile par le nombre de décisions d’une année. On trouverait alors 467 euros par décision. Mais non, comme les chercheurs de l’Université catholique de Lille ont remarqué que les divorces sont les procédures les plus longues (14 mois en moyenne), il faut calculer un coût moyen par mois-affaire, ce qui est une aberration juridique. La procédure de divorce est longue car elle se déroule en plusieurs étapes successives, et non parce qu’elle demande 14 mois de travail à un juge. La durée ne fait rien à l’affaire, mais un divorce coûterait donc 701 euros, soit un total de 10,8 millions d’euros.

Bon, plein d’autres coûts sont analysés, mais je voudrais finir par les coûts engendrés par les 9030 condamnés de 2004. Alors là c’est la grosse erreur ! Bien qu’ils semblent disposer de données précises sur les structures de peines, les auteurs affectent aux condamnés à de la prison ferme des durées 5 à 10 fois supérieures aux peines plancher récemment votées, même pour des personnes non récidivistes ! Ainsi, la peine moyenne d’emprisonnement prononcée pour les délits est d’environ 8 mois2, et non de 5 ans, comme postulé. À 31 380 euros l’année de prison, leur évaluation s’élève à 70 millions contre 27 millions en affectant des peines moyennes raisonnables.

Idem pour les amendes : leurs hypothèses les amènent à 178 millions d’euros en 2004 pour ces auteurs de violences conjugales, soit la moitié du montant total des amendes prononcées en une année par les juridictions françaises cette année là ! (379 millions en 20043). Le plus drôle est que ce coût pour l’auteur des violences intervient dans le raisonnement en négatif, c’est-à-dire qu’il représente un revenu pour la collectivité, ce qui est honnête. Mais alors pourquoi avoir supposé un taux de recouvrement de ces amendes de 0 % pour parvenir au milliard d’euros de coût total qui a fait les choux gras de nombreux médias en juin dernier ? Amendes mises à part, j’estime cette évaluation calculée « a minima » selon les auteurs, surévaluée de 30 à 50 % pour les postes étudiés.

Baratin au CRESGE : que faire ? Proposer un erratum du genre : le Ministère a finalement décidé de revoir à la baisse le coût des violences conjugales en France en 2004 ? Mais alors qui croire ? Cela signifierait-il que ce phénomène est 25 à 33 % moins grave qu’annoncé et qu’il faut réétudier sa position dans l’agenda politique (déjà que le ministère a été remplacé par un secrétariat d’État) ? À moins qu’on ajoute le coût de cette étude , et celui de mon travail, dans l’ombre, pendant que mes enfants brûlent des autos sur le parking du Casino d’en face ?

Fabrice Leturcq

(1) www.femmes-egalite.gouv.fr/grands_dossiers/dossiers/ violences/docs/etude_violencesconjugales.pdf. Précisons qu’il s’agit sur le site d’une « étude de faisabilité », mais que vous pouvez (ne pas) acheter cette étude sous le titre « Évaluation des répercussions économiques des violences conjugales » à La Documentation française pour la modique somme de 18 €.

(2) Chiffres clés de la Justice 2006 : www.justice.gouv.fr/art_pix/1_chiffrescles06.pdf

(3) Sur le site du sénat www.senat.fr/rap/r06-381/r06-38118.html