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« Faut pas attacher une importance trop grande aux pourcentages »

Avril 2018 : une étude menée par une équipe de chercheurs (dirigée par Olivier Galland et Anne Muxel) paraît sous le titre La tentation radicale – Enquête auprès des lycéens. Dans l’introduction, on apprend que « le caractère inédit de ce travail tient à son approche quantitative »

Les auteurs ont fait passer des questionnaires à près de 7 000 lycéens et, dans un deuxième temps, ils ont mené des entretiens dans ces mêmes établissements « pour affiner certains résultats révélés par les tris à plat de manière pour le moins surprenante ».  

Alexandra Frénod, une des chercheuses de l’équipe, qui signe le prologue, remarque en particulier que les entretiens ont permis aux chercheurs de découvrir à quel point certaines questions pouvaient avoir été interprétées de manière inattendue par les enquêtés. On ne peut que penser : dommage ! Avec quelques entretiens préliminaires, on aurait sans doute pu éviter cet écueil… 

Mais après tout, puisque les chiffres utilisés dans l’ouvrage ont été soigneusement affinés après les entretiens, le résultat n’en est certainement que plus intéressant. Voyons ce qu’il en est.

Un 80% bien affiné

Dès les premières pages, on lit :

« Certains résultats révélés par les tris à plat de manière pour le moins surprenante : un quart des lycéens ne condamne pas totalement les auteurs des attentats contre Charlie Hebdo et le Bataclan, [...] 80 % pensent qu’on ne peut pas se moquer des religions. » (page 27)

Arrêtons-nous, pour aujourd’hui, à l’un de ces résultats : 80% des lycéens interrogés considéreraient qu’on ne peut pas se moquer des religions. Difficile à avaler, cela semble énorme. 

Anne Muxel, l’une des deux responsables de l’étude, s’est dite elle-même étonnée de ce résultat lors d’une interview (Europe 1, le 8 avril 2018, dans l’émission « C’est arrivé demain ») :

Question : Autre résultat inquiétant dans cette enquête, Anne Muxel, 80% des jeunes interrogés estiment, de façon très conservatrice, qu’on ne peut pas se moquer de la religion.

Anne Muxel : Oui, tout à fait. On était nous-mêmes surpris de cette forme de sacralisation, effectivement, de la religion. Je pense que dans un moment où les jeunes sont en perte de repères, en perte de sens, il reste comme ça des blocs de signification, de sens, qui, de façon plus ou moins confuse, restent dans leur esprit comme des repères forts, des instances relativement sacrées qu’il ne faut pas toucher.

Alors voyons d’où sort ce bloc de signification, de sacralisation de la religion, à hauteur de 80%. Dans les tris à plat consultables sur internet, on peut examiner les questions et les réponses. 

Question n°39 : Es-tu d’accord ou pas avec la proposition suivante : « On peut se moquer de tout, même des religions »

Le lecteur attentif aura déjà remarqué que le total des réponses est de 108 %... Mais qu’on divise par 100, par 108, ou par 98 (en retirant les non-réponses), on a en gros 80% de pas vraiment ou pas du tout d’accord, c’est vrai.

Par contre, la traduction de ces résultats par « 80% considèrent qu’on ne peut pas se moquer des religions » est un affront à la simple logique. Certains lycéens ont pu manifester leur désaccord avec la première partie de la proposition, « on peut se moquer de tout », considérant par exemple qu’on ne peut pas se moquer des handicapés, ou de la pauvreté, ou de leur mère etc. Rien ne permet de dire que le désaccord porte sur les religions. D’ailleurs la formulation même de la question fait qu’on ne peut à peu près rien tirer des réponses.

On ose à peine suggérer une explication possible au fait qu’elle ait été ainsi posée, et les réponses ainsi interprétées : il y aurait, dans la tête des concepteurs du questionnaire, une sorte de hiérarchie dans les sujets dont on ne peut pas se moquer, et les religions seraient au sommet de cette hiérarchie. C’est ce bizarre « même » dans la question qui le suggère : « de tout, même des religions »… Dans cette optique, si on met la barre quelque part, qu’on admet qu’il y a des choses dont on ne peut pas se moquer, alors forcément les religions en font partie. Autrement dit, celui qui a conçu la formulation de la question et interprété les réponses sacralise lui-même la religion. Un comble ! Le sociologue aurait dans la tête, avant même de concevoir ses questions, des « instances relativement sacrées qu’il ne faut pas toucher » ?

Quelle qu’en soit l’explication, les chercheurs n’avaient sans doute pas encore compris le problème en rédigeant le « guide d’entretiens individuels », puisqu’il y est prescrit de poser aux lycéens la question : « Certains semblent penser (80%) qu’on ne peut pas se moquer des religions. Et toi, qu’en penses-tu ? »

Or Alexandra Frénod, analysant ces entretiens individuels, indique justement qu’à cette question « certains lycéens avaient pu considérer que l’on peut rire des religions mais pas pour autant de tout »

C’est bien reconnaitre que l’interprétation des réponses fournies à cette question aurait dû, enfin, se faire avec des pincettes… 

En rédigeant leur ouvrage, les auteurs ne pouvaient pas ne pas avoir compris leur erreur. Comment ce chiffre a-t-il pu se retrouver dans les premières pages du livre, sous l’appellation croustillante de « résultats surprenants » ? 

Et ce 80 % va voyager !

Des résultats surprenants dans les premières pages d’un livre, voilà bien de quoi attirer l’œil d’un journaliste… C’est sans doute pourquoi l’article du Monde du 3 avril consacré à l’ouvrage commence ainsi :

« Un quart des lycéens interrogés ne condamnent pas totalement les attentats contre Charlie Hebdo et le Bataclan, 80% considèrent qu’on ne peut pas se moquer des religions »

Et, en passant par Europe 1, BFM TV, Atlantico et d’autres, le 80% arrive jusque dans une « question écrite » d’un député, Bernard Perrut, au ministre de l’Éducation nationale :

« Selon cette étude, un quart des lycéens ne condamne pas totalement les attentats contre Charlie Hebdo et le Bataclan, 80 % estiment qu’on ne doit pas se moquer des religions. »

(On notera le glissement des « lycéens interrogés » du Monde aux « lycéens » tout court de la question écrite.) 

Un joli chemin pour un chiffre qui n’a aucune consistance !

Titre inspiré par Olivier Galland, Fondation Jean-Jaurès, 9 avril 2018