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FauxCus

This is the West sir.
When the legend becomes facts, print the legend.
Maxwell Scott.

Mon journal mesure 3 000 centimètres carrés, quand il est grand ouvert. Mon journal tente de résister à la concurrence des journaux gratuits par un recours plus fréquent à une information jolie, colorée et facile : la nymphographie. Régulièrement, mon journal traite donc un sujet, souvent de société, en offrant une place importante aux journartistes de sa rédaction : c’est la rubrique FOCUS.

Le 20 janvier de cette année, mon journal a consacré 2 419 centimètres carrés (surface hors-marge) à l’obésité, dont 43 % à des chiffres et informations colorées. Au milieu des jolies informations, un gros monsieur, et autour, comme des satellites, les raisons de son problème (dominante mauve) valsent avec les conséquences de son problème (dominante orange). À gauche, des graphiques, dominantes orange et mauve, le tout sur fond bleuté. Et tout autour, parce que mon journal est quand même plus sérieux que ses concurrents, des informations grises.

L’obésité n’est pas un sujet qui m’intéresse particulièrement, mais les graphiques, c’est un peu mon métier, alors j’ai regardé celui décrivant « l’évolution de l’indice de masse corporelle par pays ». En fait, ce n’est pas tant le titre (d’ailleurs faux) qui m’a interpellé, mais le fait que les courbes (multicolores) couvraient 50 ans d’évolution (de 1980 à 2030), dont 30 ans en pointillés, les 30 dernières, évidemment. La plus jolie est jaune orangé, c’est celle des États-Unis (gros pays), qui montre que le poids des obèses dans la population passe de 16 % (à l’épaisseur du trait près) en 1980 à 40 % en 2000, pour dépasser 70 % en 2030. À ce train là, tous les Américains seront obèses en 2050, m’étonnai-je en prolongeant la courbe avec un stylo dans les tons ocres. Plus bas, la France (fuchsia), avec 8 % d’obèses en 1980, 9 % en 2000 et 25 % en 2030.

Lecteur, tu n’es pas en train de lire Modes et travaux, mais le dernier numéro de la Lettre blanche, et rassure-toi, le plus intéressant arrive… Je parcours rapidement le texte anthracite sur gris clair et apprends notamment que la France sera en 2020 au niveau des États-Unis aujourd’hui. Et là je tique : le graphe m’a bien dit que la prévalence (c’est comme ça que parle mon journal) de l’obésité sera de 20 % en France en 2020, contre 40 % aujourd’hui aux USA.

Ce qui reste de l’article se partage en interviews de scientifiques spécialistes et en considérations du type « le-gouvernement-n’a–rien-fait-et-voilà-où-cela- nous-a-conduit ». « Heureusement-on-se-réveille-et -tout-le-monde-en-parle,-industriels-de-l’agroalimentaire,-médecins » et un beau reportage sur des gros…

Là, on est vraiment dans l’inquiétant : c’est l’histoire d’une petite Lucille qui, « pesant 55,4 kilos pour 1,51 mètre, est classée dans la catégorie des enfants obèses de degré 2 » ! Ses parents alarmés ont rencontré un bon docteur, « grâce auquel elle a pris 7 centimètres sans prendre un kilo, ce qui la place juste au-dessus de la normale ». « Maintenant elle met des tee-shirts moulants » se réjouit sa maman.

Si les chiffres sont exacts et compte tenu du mode de calcul de l’indice de masse corporelle et des normes décrites en encadré, le fait est que Lucille était « normale » avec ses 55 kilos pour un mètre cinquante (IMC= 24), et qu’elle l’est restée après son passage à Necker (IMC=22). En fait, la classe des neurasthéniques maigrichons n’est pas présentée, mais on peut penser que Lucille y est tombée… Ce que mon journal ne dit pas, c’est que le calcul et les normes présentées sont absolument invalides pour les enfants : parents, n’ayez pas peur, tout cela est beaucoup trop compliqué pour lui…

Quand j’ai compris que ce FOCUS ne m’informait pas de manière fiable et précise sur un problème aussi complexe (les seuls chiffres crédibles étant la pagination et la date), j’ai décidé de remonter aux sources, citées dans un coin de graphe : INSEE et ObEpi. Le site de l’INSEE ne me permet pas de trouver la moindre information citée dans l’article. Il propose d’ailleurs un chiffre de prévalence de l’obésité adulte inférieur pour 2003 (10,7 % contre 11,3 % pour l’article). En revanche, le site du département d’État américain m’apprend que la prévalence de l’obésité est de 30 % aujourd’hui aux USA, contre 40 % pour mon journal.

Voyons ObEpi : dossier de presse fourni (entre autres) par le ministère de la Santé (http://sante-etudiant.univ-pau.fr/live/digitalAssets/90/90622_Obepi_2003.pdf). C’est une enquête réalisée par la SOFRES, tous les 3 ans depuis 1997. Mon journal a pompé une part très importante de cet article dans ce document. 50 % des spécialistes cités par mon journal (allez, d’accord, 2 sur 4) ont collaboré à cette enquête et offrent leurs coordonnées électroniques et téléphoniques en dernière page du dossier de presse. ObEpi est financé par le laboratoire ROCHE (celui du tamiflu â) qui a reçu en 2003 l’autorisation de mettre sur le marché américain le premier médicament à destination des enfants de 12 à 16 ans atteints d’obésité.

Le laboratoire Roche international a également créé l’Award for obesity journalism, dont l’objectif affiché est de « récompenser les journalistes qui fournissent une information de qualité sur l’obésité ». Le lauréat se verra remettre 7 500 euros.

Mon journal fait du foin avec l’info. Maintenant je lis le Tigre.

Tom Doniphon


Pénombre, Mars 2006