Difficile de dire clairement ce qui est compliqué, même pour Le Monde (du 2 décembre 1997) qui titre un article : « L’INSEE donne une évaluation favorable du pouvoir d’achat des fonctionnaires » et sous-titre : « Selon le mode de calcul adopté, il y a perte ou gain pour les agents de l’État ».
Veut-on suggérer que l’INSEE favorise quelqu’un ? Nous ne l’en soupçonnerons pas et il peut s’en justifier lui-même. Mais, du seul point de vue de la langue, que veut dire « évolution favorable » ? Il faudrait dire à qui ou à quoi elle est favorable. Employé de manière absolue, favorable renvoie à une conception implicite du bien : il est supposé bon que certains chiffres aillent dans un certain sens, que le PIB augmente, que la pollution diminue, que les salaires augmentent, que l’inégalité diminue, que la durée de vie augmente, etc. Admettons. Mais, si, après le titre, nous lisons le corps de l’article en question, nous y voyons que l’évaluation (favorable) donnée par l’institut est « défavorable aux intéressés » : moins négative que celle alléguée par les syndicats, elle n’étaie pas leurs revendications autant qu’ils le voudraient. Autrement dit, une évaluation favorable est défavorable. Le français est une langue subtile.
Si on comprend l’article, l’INSEE a publié trois calculs, donnant des résultats différents ; tandis que les syndicats s’appuient sur un quatrième calcul. On a l’air de dire que, pour calculer la même chose, il y a différentes façons de s’y prendre. Avec un peu d’adresse ou de rouerie, on pourrait démontrer au choix ce que l’on veut. Serait-ce bien « la forme scientifique du mensonge », comme le disait Disraeli ? La réalité est tout autre : ces différents calculs ne correspondent pas à la même chose. Le menteur est celui qui fait passer l’une pour l’autre ; non celui qui choisit un procédé de calcul.
Bref inventaire
a) Les individus. Un fonctionnaire peut voir son traitement augmenter de trois façons :
- par une augmentation générale (par exemple : + 1% à tout le monde),
- par une mesure catégorielle (par exemple, reclassement d’une catégorie à un « indice » supérieur ; ou encore, raccourcissement de la durée statutaire d’avancement),
- par un avancement personnel.
Pour l’ensemble des fonctionnaires, qui n’ont pas tous la même augmentation, on peut calculer la moyenne de ces trois motifs d’augmentation. La première moyenne est la moyenne de valeurs toutes identiques : c’est l’augmentation générale. La deuxième moyenne représente l’amélioration des rémunérations à situation inchangée : c’est la plus représentative d’un « prix » reçu par les fonctionnaires pour leur travail. Bien sûr, c’est une moyenne, c’est-à-dire que certaines catégories sont au dessus et d’autres en dessous. La troisième y ajoute l’effet du déroulement de carrière des individus. Elle est donc systématiquement au dessus de la précédente. Cette troisième notion n’a toutefois de sens que pour des personnes qui sont effectivement en activité aux deux dates que l’on compare.
b) La masse. On peut calculer une moyenne simple en divisant le total payé à l’ensemble des fonctionnaires par le nombre de ceux-ci. La variation entre deux dates n’est pas égale à ce qui précède. En effet, les agents en activité aux deux dates ne sont qu’en partie les mêmes :
- « effet de structure » : si l’on recrute, par exemple, de plus en plus dans les catégories bien payées et de moins en moins dans les moins payées, les catégories hautes pèsent davantage dans l’ensemble et « tirent » la moyenne vers le haut,
- « effet de noria » : sans qu’il y ait de modification de structure, c’est-à-dire en supposant qu’une catégorie garde le même effectif, c’est-à-dire qu’on remplace nombre pour nombre les partants par des nouveaux, ceux qui partent en retraite ont, du fait de leur ancienneté, des traitements plus élevés que les débutants qui leur succèdent dans la même catégorie. Ce remplacement tire la moyenne vers le bas. En « régime permanent », c’est-à-dire si une catégorie (un corps) garde le même effectif et si les conditions d’avancement sont inchangées, cet effet vers le bas de l’effet de noria compense exactement l’effet vers le haut de l’effet de carrière (troisième élément du paragraphe a ci-dessus).
L’évolution de cette moyenne d’ensemble dépend donc du jeu complexe de beaucoup de paramètres. Elle dépend à la fois des variations « tarifaires » dont bénéficient les individus (a) et de la politique de recrutement de la Fonction Publique (b). Celle-ci est importante du point de vue du budget, car elle influe sur le coût des fonctionnaires pour l’État ; mais elle est sans incidence (directe, en tout cas) sur la situation des individus. Porter attention à une notion plutôt qu’à une autre est donc une différence de point de vue et non pas de méthode. Chaque point de vue est légitime.
c) Salaire direct et coût salarial. Enfin, pour compliquer un peu plus, deux précisions s’imposent encore :
- entre ce que coûte à l’Etat un fonctionnaire et ce que celui-ci touche effectivement, s’interposent diverses cotisations aux régimes sociaux. Parler de traitement « net » ou « brut » n’est pas une différence de calcul mais, là encore, une différence d’optique et d’objet ;
- on peut regarder les évolutions entre deux dates. Mais on peut aussi regarder le cumul sur une année entière et comparer à une autre année. Cette seconde optique est un peu plus compliquée à cause d’un lissage et de décalages dans le temps. Elle est légitime pour le payeur, s’il fonctionne par budgets annuels. Elle peut aussi avoir du sens pour les agents, s’ils raisonnent dans ce même cadre annuel ; ce qui n’est pas forcément le cas.
Au total, il y a plusieurs réalités. De même que, pour votre maison vous pouvez mesurer la surface au sol, la surface totale de tous les niveaux, la surface de toiture, la surface « habitable » ou « balayable », inclure ou non les balcons, les escaliers et les placards. Ce ne sont pas des méthodes pour calculer la surface, mais bien des significations différentes de la notion de surface. Laquelle est la plus « favorable » ?
René Padieu
Pénombre, Juin 1998