" Ce qu’on ne vous a pas encore dit sur l’inflation ", titre une chronique du Figaro-Magazine (3 novembre 2001). Mais ce n’est pas encore celle-ci qui nous dira tout. Lisons : " Le passage à l’euro pousse à l’augmentation des prix. […] la hausse des prix, c’est un peu comme le décompte des manifestants : au moins 10 % selon les associations de consommateurs, à peine plus de 1 % selon Bercy. " Et le journal conclut sans ambages : " la vérité se situant probablement entre les deux ", se référant à un relevé fait dans les hypermarchés : + 4,6 % sur 150 000 produits (sans qu’on nous dise si ce sont là tous les produits vendus ou seulement ceux qui ont augmenté), et même 5,2 % pour les 1 300 d’entre eux les plus vendus (sans qu’on sache s’il s’agit du nombre d’unités vendues ou du chiffre d’affaires par catégorie d’article).
Une première obscurité vient de ce qu’on ne précise pas si ces hausses résultent bien du passage à l’euro, comme il est suggéré, ou bien s’il s’agit de l’évolution observée entre deux dates (qu’on ne nous précise pas plus). En effet, on peut penser que, euro ou pas, les prix auraient augmenté de toute façon et la question qui semble posée est : de combien ont-ils monté en plus à cause de l’euro ?
Une autre est qu’il n’est pas sûr qu’on compare tout ce qui doit l’être. De quels produits les associations ont-elles relevé les prix ? Les commerces autres que les supermarchés ont-ils augmenté pareillement ? Et qu’en est-il des produits qui ne sont pas vendus dans les hyper ni dans les magasins plus modestes ? Car " les prix ", ce sont aussi ceux de l’électricité, des médicaments, des loyers, des voitures, des spectacles, etc.
L’argent des lessiveuses n’est pas toujours sale
La suite de l’article est plus intéressante. Elle suggère un autre phénomène qu’un simple dérapage subreptice des étiquettes. L’auteur note que les consommateurs consomment de plus en plus, quand bien même les prix augmentent. Il suggère que c’est même cet accroissement de la demande qui provoque la hausse des prix. Et il en donne une raison : les particuliers auraient 150 milliards de francs dans leur bas de laine et, pressés de se débarrasser de billets qui n’auront bientôt plus cours, ils les convertissent en achats. D’une certaine façon, c’est bien là en effet le passage à l’euro qui provoquerait la hausse des prix, mais par un mécanisme tout différent de ce qu’on avait d’abord pensé : non pas parce qu’on change d’unité monétaire, mais parce qu’on renouvelle le stock de billets. Les plus âgés d’entre nous se souviennent du retrait des billets de 5 000 francs (anciens) il y a 50 ans : le franc restait le même et les autres billets étaient conservés. L’échange des billets de 5 000 en avait fait sortir bon nombre stockés " dans des lessiveuses ".
S’il en est ainsi — le journaliste le suggère aussi -, passée cette envolée temporaire, dans trois mois, les choses redeviendront normales. Les consommateurs n’auront plus la même fringale d’achats et les commerçants seront peut-être même conduits à baisser leurs prix, à les ramener à peu près au niveau antérieur pour continuer à trouver des clients… Autrement dit, s’il y a inflation, elle sera passagère et une déflation équivalente pourrait s’ensuivre.
Ce que vous avez toujours voulu savoir sur l’inflation
Mais, bien qu’on soit censé nous dire " tout " sur l’inflation, pas plus dans cet article que dans ceux auxquels il prétend remédier n’est évoqué ce qu’est l’inflation. Les grandes inflations historiques ont été dues à l’émission massive de moyens de paiement au delà de ce qu’il pouvait y avoir à acheter, ce qu’on appelait familièrement " faire marcher la planche à billets ". Les détenteurs de cet argent excédentaire faisaient de la surenchère pour acquérir ce qu’il était possible d’acheter : les prix augmentaient proportionnellement. Le mot " inflation " désignait initialement le gonflement de la quantité d’argent ; la hausse des prix était une conséquence de l’inflation, mais n’était pas l’inflation elle-même. Mais il est difficile de vérifier que la quantité d’argent en circulation est celle exactement dont on a besoin. De sorte qu’on a en quelque sorte retourné le problème : on a pris l’augmentation des prix comme indicateur qu’il y avait inflation. Comme indicateur et donc comme mesure. Et, ceci, d’autant plus que l’inflation était faible : quand on injecte brutalement une grosse masse de billets ou autres moyens de paiement, on peut à peu près les repérer ; mais quand l’économie évolue de façon progressive et que l’émission de monnaie se fait en continu et avec une faible ampleur, on ne sait plus distinguer ce qui est émis " en trop ". Alors, l’indice des prix devient le seul moyen de mesurer l’inflation. Au point qu’on finit par définir celle-ci par la hausse des prix.
Mais cet historique de la notion d’inflation ne change rien à la réalité des phénomènes. Si un afflux de moyens de paiement survient les prix montent. Et, que ces billets qui se présentent en abondance proviennent des presses de la Banque de France ou des bas de laine des particuliers, l’effet est le même. Sauf que, lorsque la Banque de France émet des billets, il est rare qu’elle les retire de la circulation trois mois plus tard ; tandis qu’on peut escompter que les particuliers reconstitueront leur petit trésor plus ou moins vite en euros.
Voilà à peu près ce que notre journaliste aurait dû expliquer s’il avait voulu tout nous dire.
Jean-Pierre Haug, économiste
Pénombre, Avril 2002