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Forcés ou aidés ? Là est la question

On se souvient de l’affichage des années Sarkozy et de la place prise par le chiffre unique, objectif assigné aux services chargés de l’éloignement des étrangers en situation irrégulière en France. En 2011, Claude Guéant devenu ministre de l’Intérieur avait remonté à 30 000 l’objectif de 28 000 reconduites d’étrangers en situation irrégulière, fixé en début d’année par son prédécesseur. Un nombre qui avait fait, en 2009, l’objet d’une campagne de SOS Racisme avec le slogan « 30 000 expulsions par an, c’est la honte ». Ce nombre rond avait été inscrit dans les objectifs de performance du programme « immigration » de la loi de finances de 2009 mais ensuite révisé à 27 000 pour le PLF 2010, puis 28 000 pour les PLF 2011 et 2012.

Cette politique du chiffre a été officiellement dénoncée par M. Valls, alors ministre de l’Intérieur, également en charge de l’immigration et de l’intégration depuis la suppression du ministère du même nom. Lors d’une conférence de presse, le 31 janvier 2014, il a voulu donner une démonstration des effets passés de la politique du chiffre qui obtenait un résultat conforme aux objectifs du gouvernement de l’époque (avant mai 2012), mais au prix de confusions statistiques tenues cachées. Il entendait également montrer les résultats obtenus depuis son arrivée au ministère de l’Intérieur.
Il s’agissait pour lui de prouver que la courbe des expulsions s’était inversée en 2012-2013, mais pas dans le sens du laxisme comme le clamaient des représentants de l’opposition. Pour ceci, un graphique plutôt complexe était proposé.

Les quatre courbes qu’il représente cherchent à montrer ce qui se passe si l’on distingue 1) les départs dits « spontanés » des départs forcés, 2) les renvois et réadmissions dans l’UE des départs vers d’autres destinations. De plus, les données ont été révisées de façon à obtenir pour l’UE un « périmètre constant » : les éloignements de ressortissants bulgares et roumains sont replacés dans la série « renvois et réadmissions dans l’UE » dès le début des séries alors que la procédure de réadmission ne s’appliquait pas encore à eux. La légende de ce graphique a cependant de quoi dérouter le lecteur puisque les termes « départ » et « retour » figurent côte à côte pour désigner la même chose (un départ de France pour un retour… au point de départ présumé) et qu’un subtil distinguo semble devoir être fait entre « contraint » (« éloignements contraints » dans le titre) et « forcés » (départs ou retours forcés dans la légende).
À ces réserves près, on voit que de 2009 à 2012 :
- la forte croissance des « départs forcés » (ou retours forcés, c’est donc la même chose) a concerné les renvois vers l’UE (et probablement vers la Bulgarie et surtout la Roumanie)
- et que l’ajout des « départs spontanés » a permis de « gonfler » les résultats pour l’ensemble des éloignements contraints qui, sinon, seraient restés très en-deçà des objectifs assignés par la politique du chiffre unique.

Ce souci de « transparence » serait encore plus appréciable si toute la lumière était faite sur le passé. Or les données antérieurement publiées dans des rapports annuels par le CICI (encadré page 4) pour la période 2002-2011 ne le permettent pas tout à fait. On peine à y retrouver, pour la période 2006-2011, les « départs forcés » du graphique de 2014. L’ensemble des « éloignements contraints » de ce graphique ne se retrouve qu’après une étude minutieuse des catégories de base comme on va le voir (au prix d’un réel effort !).

Les mesures d’éloignement
-l’ITF (interdiction du territoire français) est une mesure prononcée par une juridiction pénale à titre principal (pour séjour irrégulier) ou complémentaire (avec une autre peine sanctionnant une infraction de droit commun). Le taux d’exécution de ces mesures était en 2010 de 71,4 % pour 1 683 mesures prononcées ;
-l’APRF (arrêté préfectoral de reconduite à la frontière) était la mesure administrative la plus fréquente avant 2008 ; il lui a été partiellement substitué ensuite l’OQTF (ordre de quitter le territoire français) qui est maintenant aussi fréquente et peut être exécutée directement sans étape de signification ; en 2010, le taux d’exécution des APRF était de 28,8 % pour 32 519 mesures prononcées, pour l’OQTF, le taux d’exécution est nettement plus faible, 13,8 % pour 39 083 mesures ;
-la réadmission concerne les étrangers non européens entrés irrégulièrement en France en provenance d’un autre État membre de l’UE, la mesure impose le retour dans ce pays de l’UE ; le taux d’exécution était de 32,3 % pour 10 849 mesures prononcées ;
-enfin, l’arrêté d’expulsion proprement dit est une décision préfectorale concernant des étrangers séjournant régulièrement ou non en France motivée particulièrement par référence à l’ordre public ; ces mesures ont le taux d’exécution le plus élevé (77,4 %) mais sont rares (212 en 2010).

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Les « éloignements effectifs d’étrangers depuis la métropole » comptabilisés dans les rapports du CICI étaient les diverses sortes de mesures prononcées (ITF, APRF, OQTF, arrêté d’expulsion, réadmission) et exécutées. Ceci permettait, point important, de connaître des taux d’exécution par types de mesures. La source de ces données est la direction centrale de la police de l’air et des frontières (DCPAF). Pour obtenir le total des « éloignements effectifs », une autre rubrique, intitulée jusqu’en 2007 « retours volontaires » puis « retours aidés » à partir de 2008, était ajoutée aux mesures exécutées. Il a fallu attendre le rapport 2009 pour avoir une précision sur cette désignation : « La définition stricto sensu des retours aidés consiste à faire prévaloir l’aide au retour sur la mesure d’éloignement. Aussi, le total de [8 278] retours aidés ne comprend que les départs avec l’aide humanitaire, sans mesure d’éloignement. La part de ces retours aidés a baissé en 2009 pour atteindre 28,2 % des éloignements comptabilisés ».
On remarque un certain flottement puisque « retour aidé » serait exclusif de mesures d’éloignement (ITF, APRF, OQTF…) mais finalement considéré comme faisant partie des éloignements… La présentation paraissait cependant constante : retours volontaires ou retours aidés, les cas figurant sur cette ligne du tableau ne correspondaient pas à des mesures d’éloignement prononcées et la série temporelle qui en résultait entre 2002 et 2011 était ajoutée aux mesures prononcées et exécutées pour donner les « éloignements effectifs ».

Le CICI
Le Secrétariat général à l’immigration et à l’intégration a été en charge entre 2002 et 2012 de l’établissement d’un rapport du Comité interministériel de contrôle de l’immigration (CICI) concernant l’entrée et le séjour des étrangers, l’asile, l’intégration, l’accès à la nationalité française et la répression de l’immigration clandestine. Ce dernier volet comportait en particulier des chiffres sur les décisions d’éloignement et leur exécution et sur les placements en centre de rétention. Mais cette diffusion passait plutôt inaperçue, le rapport officiel pour l’année N devenant accessible au mieux à la fin de l’année N+1 et plus souvent au début de l’année N+2, au moment où le ministre organisait sa communication à partir de données portant sur l’année N+1. Ce rapport était quand même instructif puisque certains petits arrangements avec les catégories de comptage n’étaient pas totalement invisibles : parle-t-on de la France métropolitaine ou ajoute-t-on les départements d’outre-mer ? Compte-t-on ou non les « retours volontaires » parmi les « éloignements forcés » ? Quelle est la part des décisions et procédures concernant les ressortissants des pays européens en voie d’accession à la CE ou à l’espace Schengen ? La réponse à ces questions n’était pas donnée avec précision mais, à condition de s’en donner la peine, on pouvait mesurer l’écart entre le chiffre unique annoncé comme une grande réussite (le nombre d’expulsions de l’année qui dépassait l’objectif fixé) et un bilan pour le moins mitigé quant à l’exécution effective des mesures d’éloignement décidées.

Un retour aidé n’est pas forcément un départ spontané

La présentation ministérielle de 2014 (données de 2012 et 2013) procède autrement en identifiant les cas qualifiés de « départs spontanés » qui s’ajouteraient aux « départs forcés ». L’explication donnée par le ministre est que ces départs, puisque spontanés, ne mesurent pas un investissement de ses services en matière d’éloignement. Les « départs spontanés » (et donc les mesures exécutées sans recours à la reconduite physique à la frontière) n’étaient pas identifiés en tant que tels auparavant dans les rapports du CICI. Le graphique « 2014 » permet d’en calculer le nombre par différence entre le total des éloignements contraints et les départs forcés (zone hachurée). Ainsi en 2009, on aurait recensé 5 920 départs spontanés.
Pour rétablir un bilan de la politique menée depuis 2006, il convient aussi, selon l’appréciation ministérielle de 2014, de ne pas ajouter les « retours aidés » aux éloignements (comme le faisait le CISI). Ce n’est donc pas fait sur le graphique ci-dessus.
Les « retours aidés » sont donnés par ailleurs dans la communication du 31 janvier 2014 : leur principe est dénoncé par le ministre, au moins pour les Européens qui les détournent « pour venir en France solliciter une aide financière unique en Europe, dans son principe comme dans son montant ». Le dossier de la conférence de presse indique 1 419 en 2006, 3 311 en 2007, 10 075 en 2008, 11 910 en 2009, 11 700 en 2010, 13 478 en 2011, 14 981 en 2012 et 6 228 en 2013. Cette dernière année est marquée par l’abandon partiel de ces aides, en particulier pour les ressortissants de l’UE.

Pour 2006, 2007 et 2008, les chiffres indiqués sont ceux des « retours volontaires » puis des « retours aidés » du rapport annuel du CICI qui, pour sa part, les ajoutait aux nombres donnés par la courbe supérieure du graphique « 2014 ». On obtenait ainsi les « éloignements effectifs », par exemple pour 2008, 30 000 à quelques dizaines près (19 821 mesures exécutées plus 10 075 retours volontaires aidés), le fameux 30 000 fixé par le ministre d’alors. Donc l’argumentaire chiffré présenté par M. Valls ferait toute la lumière pour ces trois années.
Mais, pour la suite, tout se trouble. Les retours aidés du CICI (8 278 en 2009, 8 404 en 2010, 9 985 en 2011) ne correspondent plus à ceux qui ont été donnés le 31 janvier 2014 et le total des éloignements sans ces retours aidés n’est plus du tout le même non plus (par exemple en 2010, 19 622 ¬chiffre CICI¬ au lieu de 16 297 ¬chiffre du 30/01/2014). Le grand total (éloignements contraints + aides au retour, incluant donc les départs spontanés qui relèvent d’un autre découpage) est cependant identique, à quelques unités près. Faut-il voir là le résultat d’une nouvelle manipulation en sens inverse ?

Un retour aidé n’est plus un éloignement contraint

Il est très probable que la classification des départs enregistrés a été assez mouvante pour obtenir, avant 2012, les bons résultats affichés en regard des objectifs fixés. L’explication peu claire du rapport du CICI de 2009 peut être relue en fonction de la comparaison qui vient d’être faite : ainsi pour 2009, il y aurait eu 8 268 retours aidés stricto sensu (chiffre CICI sans mesure d’éloignement conjointe), mais 11 910 en tout (chiffre Valls du 31/01/2014), en ajoutant 3 642 cas mixtes, combinaisons d’aide au retour et d’exécution d’une mesure d’éloignement (estimation faite ici par différence entre les deux nombres).
L’intérêt de changer la place des cas mixtes dans la nouvelle présentation, sans d’ailleurs mentionner que c’est ce qui est fait, et ceci à partir de 2009 seulement, serait de reconstruire une série des « vrais » départs forcés, ni spontanés ni aidés, entendons des vraies expulsions, bien loin du 30 000 dont il n’est plus question mais qui rôde encore autour du ministre. Le coup de grâce donné au 30 000 vient ensuite avec la déduction des éloignements vers des pays qui ne sont plus aujourd’hui une destination pour les expulsions.
M. Valls a annoncé le 31 janvier que cette comptabilisation, actuellement fort mouvante, allait être confiée dorénavant au service statistique ministériel (SSM) Immigration : « Ce service obéit à des règles déontologiques strictes, fixées par l’Union européenne, et contrôlées par l’Insee, ce qui lui permettra de soumettre une statistique incontestable et connue de tous. C’est grâce au concours de ce service que dès cette année, je vous présente les statistiques selon ces modalités améliorées, pour éviter toute polémique. Nous progresserons dans les mois à venir sur la transparence de nos outils ».

Éloignements et rétention administrative

Peut-être progressera-t-on aussi en se défaisant de l’idée que le SSM devrait valider un « bon » chiffre pour dire qui, de tel ou tel ministre, obtient le meilleur score (le plus de vraies expulsions) ou le pire (selon le point de vue adopté). Puisqu’il s’agit d’évaluer l’application de dispositifs législatifs et administratifs, il n’est pas sans intérêt de savoir ce que deviennent les mesures d’éloignement prononcées par une autorité judiciaire ou administrative et la place occupée par les passages en centre de rétention dans leur exécution effective.
En 2011, selon les données du CICI, le taux d’exécution était globalement de 24,4 %, retours aidés stricto sensu exclus. Si l’on intègre les éléments nouveaux apportés au débat, la contribution des éloignements vraiment forcés à ce taux est plus réduite, quelque chose comme 15 % des mesures prononcées, après exclusion des cas mixtes et des départs spontanés. La contribution propre des éloignements réalisés après passage en centre de rétention administrative n’a pas été indiquée lors de la conférence de presse du 31 janvier 2014. En 2011, selon les chiffres du CICI, il y avait eu 24 544 placements. Tout compte fait (en 2014), le SSM n’en trouverait plus que 21 055 pour cette même année, puis 19 671 pour 2012 et 20 554 pour 2013, ce qui est qualifié « de très légère hausse après une baisse ininterrompue de 2007 à 2012 » par M. Valls.

Cependant, le rapprochement n’est pas fait avec les 15 469 départs forcés, encore moins avec les 4 676 hors UE, tous n’ayant pas lieu après une rétention administrative. Pour cela, il faudrait au moins connaître le nombre de placements s’achevant par un éloignement effectif. Depuis 2010, le rapport du CICI n’indiquait pas non plus l’issue des placements. En 2009, 40 % des placés étaient finalement reconduits, hors retours volontaires (sic), soit environ 10 000, pour un nombre d’environ 21 000 mesures d’éloignement exécutées (chiffre CICI). C’est un peu moins que ce qui figure sur le graphique du 31/01/2014 pour les « départs forcés » (11 502). Un rapport d’information du Sénat, faisant suite en 2009 à une enquête de la Cour des comptes sur la gestion des centres de rétention, avait alors relevé que « le nombre de retenus augmente fortement alors qu’ils sont de moins en moins nombreux à être effectivement reconduits ».

Tout ceci paraîtra bien compliqué au lecteur. Un petit schéma chiffré serait bienvenu pour compléter le graphique et indiquer comment on passe des mesures prononcées aux mesures exécutées, par départ spontané, volontaire, aidé, forcé avec rétention ou sans, si toutefois les sources le permettent… Les projets de loi de finances sont pour le moment votés sans indication d’objectifs chiffrés et le tableau de l’indicateur « nombre de mesures de reconduite à la frontière exécutées » donne cette précision méthodologique : « les prévisions 2013 et 2014 ainsi que la cible 2015 dépendent des variations de la pression migratoire et du traitement qui peut y être apporté et ne peuvent pas de ce fait être articulées avec une précision suffisamment pertinente. »
On ne mesure plus, on tente d’articuler. Si ça peut aider à mieux comprendre, pourquoi pas ?

Bruno Aubusson de Cavarlay