Chère Isabelle,
Comme je te l’ai déjà dit, dimanche dernier, j’ai été à la brocante de Joinville (ligne RER A). C’est parce que mon amie Janine, que tu ne connais pas, déménage de son plein gré d’une maison de Saint Maur à un appartement à Paris. Impossible de tout emporter. Or, d’après une propriété d’Archimède, beaucoup de petites choses finissent par prendre une grande place : en vertu de quoi elle a choisi de se séparer du beaucoup de petites choses. Et ses enfants ? Eh bien, c’est comme ça, c’est terrible, les enfants, ça veut se construire son propre tas de cochonneries sans aide des parents.
Janine a donc loué un stand à la brocante voisine ; elle est venue tôt le matin installer un étrange assemblage de bijoux de pacotille, de vieux sacs (on a réellement fait des progrès ces 30 dernières années sur les sacs), de pots à lait - fini les rêves de Perrette -, de tasses, de verres.
La Première Cliente arrive, attirée justement par trois tasses à fleurs vaguement pareilles, pour 3 euros le lot : le prix est sympathique tout de même, mais elle hésite, c’est 4 tasses qu’il lui faut pour elle, son mari et ses deux filles. Elle reste sourde à nos arguments d’acheter une quatrième tasse au stand voisin, 50 centimes d’euro la tasse délicatement ébréchée qui pourrait compléter le lot de 3 tasses fleuries. En plus, assortir tasses à fleurs et tasse ébréchée, c’est in, c’est tendance (inutile de préciser de quoi, cela ne se fait plus).
À bout d’arguments, Janine propose de rajouter une paire de boucles d’oreilles qui semblait intéresser la Première Cliente, pour le même prix. C’est fun, non ?
Je suis perturbée : Janine croit-elle que la Première Cliente peut confondre deux boucles d’oreilles avec une tasse ? Ou alors, est-ce qu’elle l’exhorte doucement à se débarrasser d’un de ses proches simplement pour une question de nombre de tasses ?
Et au plan théorique ! Janine sait parfaitement compter, jusqu’à beaucoup, et connaît les règles élémentaires du calcul algébrique français et anglais (elle est bilingue, option sciences).
Comment ose-t-elle ajouter tasses et boucles d’oreilles ? Et les boucles d’oreilles n’étant pas nulles, même plutôt jolies, l’addition finale, toujours trois euros, laisse à désirer !
Et cependant Janine a raison : contre le calcul algébrique, la Cliente achète.
C’est à n’y rien comprendre pour un professeur de mathématiques : je ne dirai jamais plus que le calcul sert pour le commerce et vice versa.
La Dernière Cliente arrive ; elle veut une réduction de 60 % sur un collier à 50 centimes, en nouilles et coquillettes vernies incrustées de débris de noyaux, cadeau d’une fête des mères.
Janine hésite : ce collier-là, dit-elle, il vaut vrai- ment 50 centimes et pas 20. Mais comment sait-elle des choses pareilles ? Est-ce une question de pretium affectionibus ? Et les ordres de grandeur : après tout, 50 ou 20, même combat.
Je suis perplexe : toi la physicienne, qu’en penses-tu ? S’agit-il d’une simple contextualisation, réactualisation de la fameuse loi d’invariance d’Harpagon, « un sou est toujours un sou, et vice versa » ?
Et garde bien tes boîtes vides de médicaments, on ne sait jamais.
Je t’embrasse.
Claudine Robert
Pénombre, Mars 2005