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Illégalement irréguliers

Jean-Marie Delarue, Conseiller d’Etat, ayant pris connaissance du texte sur l’immigration clandestine, nous a fait parvenir son point de vue.
 

La question de l’immigration illégale, c’est-à-dire des étrangers résidant, au-delà de trois mois de présence, dans notre pays sans titre de séjour, appelle de ma part les quelques remarques suivantes.

Par construction, cette immigration ne peut être comptabilisée. Non pas du fait de son caractère illégal (certaines infractions sont, à partir d’extrapolations raisonnées, comptabilisées avec un degré de précision satisfaisant), mais parce qu’il n’existe aucune source administrative capable de la recenser de manière exhaustive et même approchée. Ces sources pourraient être ou le passage à la frontière ou la délivrance d’un titre de séjour. Or les irréguliers franchissent la frontière de manière très différente (ceux qui restent en France au-delà de trois mois de séjour ont traversé souvent la frontière très régulièrement). Nul ne possède évidemment de titre de séjour ; quant aux demandes de titre, et aux comportements consécutifs à un refus, ils sont différents selon les personnes.

Peut-on alors tirer des écarts le nombre d’étrangers tiré du recensement de la population et le nombre de titres de séjour une mesure de l’immigration régulière ? Pas davantage, pour trois raisons.

La première est que nous ignorons dans quelle mesure la population étrangère irrégulière a été sous-estimée lors du recensement. D’une part parce que le départ entre réguliers - par exemple de simples visiteurs de passage - et irréguliers ne peut être fait par cette opération. D’autre part du fait que le comportement face à ce qui peut être perçu comme une opération d’identification peut être très différent selon les circonstances.

La deuxième est que, comme on le sait, la totalisation des titres de séjour ne correspond pas à la population étrangère en situation régulière, faute pour les fichiers (fichier national des étrangers) d’enregistrer les sorties du territoire de manière fiable.

La troisième est que, à supposer même que les deux ensembles précédents aient été correctement mesurés, la photographie de 1990 n’éclairerait guère la situation de 1997, en raison de la "volatilité" importante d’une fraction de la population irrégulière (celle dépourvue de liens avec la France).

Reste une autre approche - choisie par l’article critiqué - qui consiste à déduire du nombre de candidats à la régularisation le nombre total d’irréguliers, à partir d’un rapport entre les deux grandeurs qui reste, on doit l’indiquer, relativement mystérieux.

143 586 demandes de régularisations ont été enregistrées dans les préfectures jusqu’au 8 novembre 1997 (la date limite d’envoi du courrier étant fixée au 1er novembre).

Plusieurs éléments amènent à penser que la demande de régularisation a été forte parmi la population étrangère concernée.

La logique d’abord. On peut toujours tenter sa chance, surtout lorsqu’on mesure l’attrait que peut avoir le titre de séjour, alors que la chance de l’obtenir régulièrement (par application de la loi) ou frauduleusement (par achat de documents contrefaits) est faible.

Le déroulement des opérations ensuite. La période de dépôt des candidatures a duré quatre mois. Les demandes se sont réparties inégalement dans la période : les dernières semaines ont été caractérisées par un afflux important, massif, d’étrangers souvent éloignés des critères retenus par la circulaire. On ne peut s’empêcher de rapprocher ce mouvement des assurances renouvelées à plusieurs reprises, que les demandes de régularisation ne donneraient lieu à aucun "fichage" (ce qui a été - et devrait être - scrupuleusement respecté). Tout s’est donc passé comme si des étrangers, d’abord réticents, avaient compris ultérieurement qu’ils n’avaient rien à perdre, mais tout à gagner. Si ce point de vue est fondé, on voit mal que beaucoup n’aient pas saisi leur chance.

La distinction entre étrangers ayant des chances d’être régularisés et ceux n’ayant aucune chance était claire pour les auteurs de la circulaire. Beaucoup moins pour les associations. Vraisemblablement peu pour les étrangers eux-mêmes.

Par conséquent, l’idée que des étrangers aient renoncé par conviction qu’ils ne pouvaient obtenir gain de cause paraît abstraite.

Enfin des associations ont soutenu une partie des étrangers intéressés, comme il est naturel. Mais alors qu’elles auraient pu aisément critiquer les critères retenus pour soutenir qu’ils avaient contribué à écarter les étrangers de la régularisation, tel n’a pas été leur discours. Elles ont surtout critiqué l’opération d’une part, on l’a vu, sur le thème du "fichage" ; d’autre part sur le principe des critères de sélection ; enfin sur une application "arbitraire" de ces derniers. Mais il n’est pas indifférent de constater qu’à la fin de 1998, un "collectif" parisien a indiqué que la formule retenue avait conduit à dissuader "quelques dizaines" (nous soulignons) d’étrangers de demander leur régularisation. Il convient de rappeler que la préfecture de police a enregistré 37 127 demandes de régularisation.

Ma conviction est donc que le rapport entre demandes de régularisation et irréguliers est largement inférieur au chiffre indiqué dans l’article.

Mais, pour les raisons que vous avez parfaitement indiquées, il m’est évidemment impossible de témoigner de quelque certitude que ce soit sur ce point et, par conséquent, sûrement pas de proposer un chiffre alternatif à celui avancé.

Jean-Marie Delarue

 
Pénombre, Avril 1999