Adi Maalay, du Madras Daily News, effectue de nouveau un bref passage à Paris après son séjour aux Etats-Unis (voir Pénombre 6). À la suite d’enrichissantes conversations dans les locaux de notre rédaction, elle a rédigé ce texte où elle s’interroge sur les libérations anticipées de détenus. Aurait-elle en arrière-pensée l’éventuelle exportation vers l’Orient de nos tours de passe-passe pour diminuer le nombre de personnes incarcérées ?
Dans un précédent courrier, que j’ai eu l’agréable surprise de voir publié, je m’interrogeais sur cette propension française à prononcer des grâces ou des amnisties. Je me disais qu’elles tombaient « un peu trop » bien pour vous permettre de faire sortir de prison un nombre de détenus appréciable. Vous m’avez détrompée : ils n’étaient pas entrés !
Merci de m’avoir permis de me documenter aussi abondamment pour approfondir ma recherche. La lecture de la presse m’a encore une fois laissée perplexe, alors qu’une nouvelle loi d’amnistie est intervenue en août dernier. Ces subtilités, je l’avoue, m’intéressent vraiment. Elles me semblent aussi exotiques que doivent l’être pour vous les enchevêtrements du Mahâbhârata.
Si j’ai bien compris, l’élection du Président de la République française, tous les sept ans, est traditionnellement l’occasion pour le parlement d’accorder une amnistie aux auteurs de certaines infractions. C’est une disposition législative autonome, prévue par l’article 34 de la Constitution. L’amnistie peut donc revêtir toutes les formes que le législateur entend lui donner.
Si, l’amnistie des contraventions suscite plus le soulagement qu’elle n’entraîne de débats, (chanceux automobilistes français !) il n’en va pas de même, j’ai cru le comprendre, pour le reste du texte.
En 1981, le législateur avait amnistié les peines inférieures ou égales à six mois d’emprisonnement ferme (ou quinze mois avec sursis). La loi du 20 juillet 1988 a ramené le quantum amnistiable à quatre mois (douze mois avec sursis) et la loi de 1995 à trois mois. Voilà qui reste confondant. Cela change-t-il selon les propositions gouvernementales, les amendements parlementaires, la mode, ou le sens du vent ? Je me suis laissé dire que l’amnistie de 1981 a laissé des traces : les gouvernements postérieurs feront tout pour éviter de s’exposer au reproche de laxisme. D’autre part certaines infractions sont exclues du bénéfice de l’amnistie - selon l’opportunité ou la moiteur de l’été ?
Le Figaro du 6 juin 1995 s’interroge sur le seuil à retenir pour l’amnistie « Chirac » : « En 1981, le seuil avait été fixé à six mois. C’était une première et si cela avait eu l’avantage de vider les prisons, la sortie massive de délinquants et le nombre important de récidives avaient fait remonter l’insécurité de façon significative ».
Une rapide revue de presse laisse imaginer un déferlement de détenus dans les villes et les campagnes, comme vous dites : « 5’000 détenus libérés cet été », titrent plusieurs quotidiens.
Je me suis demandé si réellement on libérait tous ces détenus. D’abord parce que j’ai su que vous mettiez en place une opération d’accueil de sortants de prison, et que cela doit coûter cher. Ensuite parce que la crédibilité du gouvernement en prendrait un coup. J’ai donc rencontré de nouveau la démographe de l’administration pénitentiaire. Elle m’a indiqué que c’est lors des années marquées par une amnistie (1981, 1988) que l’on observe au contraire une légère diminution du flux de sortie de prison. Cela devient mystérieux.
En fait, pour les mesures de 1981 comme pour celles de 1988, la diminution de la population s’explique essentiellement par la forte chute du nombre d’entrées en prison. Mais encore ? N’y a-t-il pas là contradiction ou plutôt mauvaise présentation des nombres ? Y aurait-il un lien énigmatique entre l’amnistie et le fait de moins incarcérer ?
Une rapide étude dissipe l’énigme, comme une brise légère l’odeur de jasmin. Si l’on regarde les statistiques des incarcérations correspondant au trimestre de l’amnistie, les entrées diminuent du fait de la non-mise à exécution des extraits de jugement touchés par l’amnistie.
Le tableau suivant compare les entrées et les sorties de prison, entre l’année de l’amnistie et l’année précédente (pour le même trimestre). Il montre clairement la diminution des entrées :
3e trimestre de |
entrées |
sorties |
1980 |
24 239 |
23 937 |
1981 |
15 956 |
23 908 |
1987 |
20 962 |
23 866 |
1988 |
16 837 |
22 786 |
Les mouvements de la population carcérale demeurent un phénomène méconnu. La prison, on y entre (quelquefois) et on en sort (en général). On ne peut en sortir si on n’y est entré.
Dans l’article du Figaro que j’ai déjà cité, il est fait également allusion à un nombre de récidives nettement plus élevé après une amnistie.
Le 15 avril 1982, on avait déjà pu lire dans France Soir que : « 10% des "Badinter" sont déjà retournés en prison » (j’ai mis un certain temps à comprendre que les détenus libérés après les élections de mai 1981 ont été appelés ainsi, du nom du fameux ministre de l’époque), et que : « près de la moitié des amnistiés ou libérés sont des récidivistes, souvent même des multirécidivistes… »
La chancellerie répondait par l’intermédiaire de Match le 31 août 1982 que "les libérations accordées par la loi d’amnistie de l’été 1981 ont concerné de petits délinquants, dont le taux de récidive se situe actuellement entre 15 et 20%, soit un pourcentage sensiblement égal à celui qui est constaté à la sortie normale de prison".
De ce que j’ai pu lire, il me semble que la loi de 1981 a fait l’objet d’une campagne de discrédit systématique. Des auteurs de crime étaient désignés comme sortis sous "Badinter". Pour les lois suivantes, on a parlé de profil bas par rapport à 1981.
Je ne vois pas sur quelles recherches tous ces gens s’appuient : je n’en ai trouvé qu’une seule : Le retour en prison des sortants de 1982 condamnés à trois ans et plus (A. Kensey et P. Tournier). Et voilà qu’elle établit que le taux global de retour en prison dans un délai de quatre ans était légèrement inférieur à celui calculé à partir des sortants de 1973 (34% contre 39%).
Je compte sur mes chers amis de Pénombre pour me faire savoir si les « Toubon » auront été moins récidivistes que les « Badinter ».
A. Maalay
Pénombre, Décembre 1995