--

L’opinion fait-elle l’opinion ?

UN GROS titre barre la une du Parisien-Dimanche du 25mai 2003, jour des grandes manifs : « crise sociale :74%des Français pensent que ça va durer ».

Nous ne mettons en cause ni le fait que les Français aient cette opinion, ni la méthode pour le mesurer, ni la forme parfaitement claire de la publication. Mais on peut s’interroger sur l’effet produit. (Pénombre, c’est « l’usage public du nombre »). À lire ce résultat, présenté avec toute la force d’un fait massif, on se convainc que l’Opinion est convaincue de la durée de la crise, c’est-à-dire que les Français constatent que la crise est durable. Cela induit qu’elle est réelle et forte et qu’il n’y a rien à faire contre. Cela peut même induire de la sympathie pour les acteurs de la crise : les syndicats ont bien raison de s’opposer aux projets pervers du gouvernement ; ou, le gouvernement a bien raison de ne pas céder à la démagogie des syndicats. Renforcer de telles opinions, c’est par exemple convaincre les indécis du bien-fondé des manifestations, les inciter à y aller et donc en assurer le succès.

On mesure là le rôle que la presse peut jouer, non seulement pour relater ce qui se passe, mais pour en infléchir le cours. Et, avant elle, ceux qui commanditent le sondage qui, révélant l’état de l’opinion, va permettre cette influence en retour sur elle. Où le propos informatif devient « performatif ».

Du reste, on pourrait citer des exemples inverses (peu connus précisément parce que ce sont des exemples de silence) : j’ai le souvenir, au début des années 80, d’une entreprise de 800 salariés qui a été liquidée sans que ceux-ci soient secourus, alors que la presse et la France s’étaient presque en même temps mobilisées des semaines durant pour défendre l’emploi à la liquidation d’une entreprise demoins de 100 personnes.

Sans doute, ces errements nemettent pas spécialement en cause l’usage des chiffres et donc il s’agit d’un problème plus vaste, de communication et d’émotion. Il reste que les chiffres y sont parfois convoqués comme dans le cas présent, comme vecteurs de l’influence de l’opinion sur elle-même.

René Padieu
 
 
Pénombre, Juillet 2003