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Editorial : Palmarès et classement

Toutes les ombres parlent du soleil, à voix basse
Emmanuel Carnevali, Poète maudit (1919)

 
 
MAIS, QUI POUSSE à publier tant d’incessants palmarès ? Qui nous pousse à les lire ? Et, quel fructueux marché médiatique excite ainsi les éditeurs ? Classement des lycées, des villes, des hôpitaux, des auto-radios, des nations, des vedettes, des tribunaux. Le palmarès renvoie notamment à des souvenirs scolaires, triomphaux ou douloureux. Il résonne de la gloire des compétitions sportives.Mais, transposer, par exemple, aux lycées ou aux hôpitaux cette façon de « hiérarchiser les mérites » peut-il aider les citoyens ou même les pouvoirs publics à améliorer l’éducation et la santé ?

Que vous soyez informé des avantages du collège où vous allez inscrire vos enfants ou des qualités du téléviseur que vous allez acheter, soit ! Mais allez-vous déménager parce qu’on vous apprend que telle ville offre un mieux-vivre par rapport à celle où vous êtes ? Ou, irez-vous braquer votre prochaine banque en fonction de l’indulgence supposée du tribunal local ?

Déjà Pénombre s’est intéressée au phénomène (voir « C’est la note qui compte », Lettre grise n° 7, printemps 2002). La question n’est pas close. Voici donc, parmi les autres textes du présent numéro, une nouvelle livraison.

Un palmarès soulève des questions techniques : comment synthétiser en une seule note des qualités a priori sans commune mesure, ramener à un classement unidimensionnel la diversité des choses ? Ne se pourrait-il pas que, selon la façon de procéder, le résultat soit très, très différent ? Et puis, est-on sûr de ce que veut vraiment dire le résultat ? Un fort taux de réussite au bac veut-il bien dire que l’enseignement de ce lycée est excellent ? ou bien, qu’il avait sélectionné à l’entrée les meilleurs élèves ?

La question qui vient ensuite est : à quelle fin ce classement a-t-il été construit ? Il est souvent détourné pour d’autres usages. Les exemples abondent. En voici deux. Le ministère de l’Éducation avait établi des indicateurs de performance pour permettre aux équipes pédagogiques des lycées de réfléchir ; les parents en ont fait un critère de renommée pour tenter l’inscription dans le « meilleur » lycée possible. La direction des hôpitaux collationne des données pour orienter les financements hospitaliers (PMSI) ; un publiciste se les est fait communiquer pour établir un palmarès de la qualité des soins. Dans les deux cas, la technique avait ses limites, qui ont été franchies avec un renfort de publicité de la part de journaux à sensation.



Par delà la validité du calcul et la pertinence de l’usage (toutes deux souvent malmenées), d’où vient cet appétit de classements ? Le succès médiatique ne fait que constater un fait de culture. L’enfant regarde si son frère a plus de gâteau dans son assiette. Nous sommes fiers des médailles d’or de notre pays comme si nous étions pour quelque chose dans la performance de notre champion. Le mérite de celui qui a manqué la médaille de quelques centièmes de seconde est effacé. L’hôpital qui a eu quatre morts là où un autre, peut-être par chance, n’en a eu que trois passe pour mauvais, etc. Puéril ? peut-être ; mais, bien exploité !

 
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Levant ma coupe, je convie le clair de lune ;

Voici mon ombre devant moi : nous sommes trois.

La lune, hélas, ne sait pas boire ;

Et l’ombre en vain me suit.

Compagnes d’un instant, ô vous, la lune et l’ombre !

Par de joyeux ébats, faisons fête au printemps !

Quand je chante, la lune indolente musarde ;

Quand je danse, mon ombre égarée se déforme.

Tant que nous veillerons ensemble, égayons-nous ;

Et, l’ivresse venue, que chacun s’en retourne.

Li Po (VIIIe siècle)

 
 
Pénombre, Juillet 2003