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La Hague, l’expert rassure, l’inquiétude demeure

Qu’attend de l’information le public ? Un article de Ouest-France (27 juin 1997) sous le titre « La Hague : l’expert rassure, l’inquiétude demeure » nous en fournit un exemple.
 

Le contexte : une usine de retraitement nucléaire est installée dans le Nord-Cotentin. Les édiles et la population sont heureux de ce site industriel qui procure salaires et taxes. A priori, ils ont une certaine confiance dans la sûreté des installations ; et, les employés de l’usine, connaissant les précautions prises, contribuent à cette confiance. Mais, coup sur coup : on découvrait du plutonium dans des fûts de déchets où il n’aurait pas dû être ; une canalisation de rejet en mer, en principe non polluante, était découverte à marée basse et on a dit qu’elle serait radioactive ; enfin, un épidémiologiste, le professeur Viel, trouve un nombre de leucémies supérieur à la morbidité française standard. On s’émeut. Une commission est chargée d’évaluer la réalité de ce risque nouveau. Parallèlement à la remise de son rapport, son président, le Professeur Souleau, vient sur place en expliquer à la population les conclusions.

Commençons par la mesure du risque. (Les lecteurs de Pénombre se reporteront aussi à l’entretien que Daniel Schwartz nous avait accordé : cf. Lettre blanche n° 12 et 14.) « 25 cas ont été observés pour la période 1978-1992 pour 22,8 cas attendus (1). » Tout statisticien confirmera que l’écart n’est de loin pas significatif : le nombre observé est une variable aléatoire d’écart-type √22,8 = 4,8 et il avait 48% de chance d’être supérieur à 25. Ce n’est pas bien différent d’une chance sur deux. Toutefois, « dans le seul canton de Beaumont-Hague, est observé un excès numérique de cas : 4 pour 1,4 attendu. C’est quand même étrange cet excès. » Sans radioactivité additionnelle, ce score de 4 cas n’avait que 1% de chance de se produire (et, 0,4% d’être encore plus élevé) : ce n’est donc pas impossible ; il est difficile d’avoir une certitude à partir de si petits nombres ; mais on peut avoir envie d’y voir de plus près.

C’est ici qu’entrent en ligne trois considérations d’ordres très différents :

- Le Pr Souleau relève que la radioactivité naturelle du Cotentin est quinze fois supérieure à celle due aux rejets nucléaires. On voit en effet mal qu’un si minime supplément (+1/15) entraîne une surmorbidité repérable. L’article ne précise toutefois pas si ce supplément est une moyenne sur tout le département : car alors, il se pourrait qu’il soit plus fort dans la zone de l’usine.

- Pour y voir de plus près, il faudrait examiner les quatre cas recensés par le Pr Viel. Mais, celui-ci s’y refuse, se retranchant derrière le secret médical. On s’étonnera que celui-ci puisse faire obstacle à la connaissance scientifique. Et, d’un point de vue de morale politique, dès lors qu’on inquiète l’opinion avec un tel résultat, ce serait bien le moins que celui-ci puisse être expertisé par les pairs, comme il est d’usage en matière scientifique.

- La troisième remarque ne ressort pas de l’article examiné ni de la conférence qu’il relate, mais des propos de D. Schwartz. A supposer qu’il y ait surmorbidité induite par la radioactivité artificielle, que ferait-on de ce résultat ? D’une part, on n’a aucun moyen de déterminer lesquels parmi les cas de leucémie constatés, sont provoqués par le supplément de radioactivité. D’autre part, aurait-on une politique raisonnable de limitation des risques ? Les coûts (financiers, mais pas seulement) d’une meilleure maîtrise des effluents et déchets, au nom du principe que « la santé n’a pas de prix », n’auraient-ils pas pour effet de déplacer d’autres dispositions de santé publique, avec au total un impact négatif ?
 

Le devoir d’écouter

Mais, un autre aspect qu’éclaire l’article cité est l’attitude de la population. Et ceci, est tout aussi important que la controverse scientifique et la froide administration. L’assistance était avide : « on a besoin de savoir » disait une participante. Or, il ressort que l’on a été déçu : semble-t-il, parce que l’argumentation technique était trop fournie. « C’est dingue, le professeur a attendu deux heures avant de répondre à la question : on peut fréquenter nos plages et manger nos poissons. » Un autre : « L’exposé était long, pas toujours clair. » Un autre encore : « on noie le poisson en faisant un exposé et il n’y a pas d’échanges entre le professeur et la salle. »

Ce dernier propos mérite qu’on s’y arrête. Deux interprétations sont compatibles et peut-être cumulatives. D’abord (tous les pédagogues sont censés le savoir : tous l’appliquent-ils ?), un message ne passe pas sur un canal à sens unique. Il faut échange : pour que celui qui parle sache si son message est attendu, à quelles questions latentes il est supposé répondre ; pour qu’il vérifie la réception et par retour ajuste, répète, modifie la formulation… Banal ? Voire : lorsque nous sommes habités par une certitude - et, même par une certitude scientifiquement fondée - nous pensons que ce qui vaut démonstration pour nous vaut également pour l’interlocuteur. Quelqu’un me disait un jour : « le droit d’être entendu passe par le devoir d’écouter ».

 
Les attentes des gens

L’autre observation psychologique que ce récit m’inspire paraîtra plus critique, parce qu’elle ne présuppose pas la rationalité des auditeurs. Mais, par quelle raison cette rationalité, qu’on nous a enseignée à l’école être la forme la plus accomplie de l’esprit, devrait-elle prévaloir sur ce qui les anime ? A cette réunion, les gens étaient venus pour savoir ; mais aussi et d’abord peut-être, pour exprimer leur angoisse. Ce n’est pas simplement pour l’efficacité de la transmission, qu’il fallait leur donner la parole : c’était parce que leur demande était d’être, eux, entendus. Certes - et c’est là une difficulté - laisser verbaliser la suspicion pouvait l’induire et rendre plus difficile de la dissiper. Mais aussi, cette parole était le moyen de leur rendre une dignité de sujet, que la menace sourde du péril atomique, du péril subi et invisible, avait étouffée : étouffée en eux et envers eux-mêmes. Rendus choses par la menace impalpable, ils restaient choses lorsqu’ils étaient pris comme cible du discours du professeur.

Enfin, pour compliquer encore cette attente ambiguë, ce dont ils étaient demandeurs était une certitude. Un participant l’exprime : « Le professeur Souleau n’a pas convaincu. Il n’a pas été assez catégorique sur le lien de cause à effet entre l’excès de leucémies et la présence de Cogéma. » En forçant à peine le trait, le conférencier a été trop honnête. Il n’y a pas de certitude scientifique absolue ; les facteurs sont multiples et ils jouent de façon aléatoire. Il serait abusif de trop affirmer. Mais, on lui faisait a priori crédit de la démonstration. C’était lui l’expert ; on avait envie de lui faire confiance. Il pouvait presque se contenter d’affirmer la conclusion : vous ne courez pas plus de risque.

Donc, une triple demande : de s’exprimer, de croire, de savoir. Les trois s’entrelaçant. Comment y répondre : avec des nombres ? avec des ombres ? En respectant les faits ; en respectant les hommes.
 

René Padieu

 
(1) Le quotidien La Croix, dans son édition du 28 juin, parle de 22,4 !

 
Pénombre, octobre 1997