suite et fin de l’entretien de Jean-Paul Jean et René Padieu
avec Daniel Schwartz (voir Pénombre n° 12)
Professeur émérite à la faculté de médecine Paris sud, Daniel Schwartz a été ingénieur à l’Institut du tabac de Bergerac. Au cours de ses recherches sur un virus célèbre, la mosaïque du tabac, il démontra que le virus était transmis d’une plante à l’autre par la main de l’homme au moment du repiquage. Ainsi l’homme était dangereux pour le tabac. Mais Daniel Schwartz choisit rapidement de s’occuper plutôt des dangers du tabac pour l’homme.
Pénombre : Revenons au problème du risque. Nous vous avions demandé, dans l’entretien précédent (1), comment utiliser les connaissances pour prendre des décisions. Et vous nous avez donné un exemple de réponse, celui de la mort subite du nouveau-né. Pouvez-vous élargir le débat ?
Daniel Schwartz : La connaissance d’un risque sert, d’une part à faire progresser le savoir, mais d’autre part aussi, bien sûr, à guider des décisions : cette utilisation est la "gestion du risque". C’est là le problème à la mode, il fait l’objet d’innombrables écrits et conférences, il est en effet très vaste, en raison des multiples facettes du risque. Une des facettes, la plus importante sans doute, provient du fait que le risque recouvre deux aspects. C’est, d’une part une fréquence dans un groupe de sujets (risque collectif) et d’autre part une probabilité pour un individu (risque individuel). Ce qui est tout différent pour le mode de gestion.
P. : Il y a donc deux modes, la gestion collective et la gestion individuelle ?
D.S. : Disons trois, car il y a des cas où les deux interviennent.
La gestion individuelle et collective
P. : La mort subite du nouveau-né était, j’imagine, un cas de gestion individuelle. Pouvez-vous nous parler des deux autres situations ?
D.S. : Pour la gestion individuelle et collective, un bon exemple est le tabagisme. Les méfaits du tabagisme, plus ou moins connus depuis très longtemps, ont été prouvés de manière rigoureuse dans les années 50 à l’occasion de l’augmentation explosive de la fréquence du cancer bronchique. Mais il a fallu de nombreuses études très importantes pour prouver la responsabilité du tabac. En effet des enquêtes étiologiques remarquables ont certes prouvé que la fréquence de ce cancer était nettement plus élevée chez les fumeurs que chez les non fumeurs. Mais voilà, ces deux groupes sont-ils comparables, ne diffèrent-ils que par le fait de porter ou non une cigarette à la bouche ? Il est bien vraisemblable que non. Et les enquêtes ont confirmé que les fumeurs diffèrent des non fumeurs par la catégorie socio-professionnelle, la consommation de café et d’alcool… ils mesurent même 1 cm de plus. Alors la cause du cancer est-elle le tabac, l’alcool, le café (ou le cm ?).
Cette difficulté de l’imputation causale est la tare majeure des enquêtes d’observation, où on se contente d’observer des groupes qui se sont constitués par eux-mêmes. Pour parvenir à la preuve de causalité, on a dû accumuler les résultats d’études de type varié : d’abord des enquêtes épidémiologiques souvent gigantesques (une enquête sur 1 million de personnes aux États-Unis), ensuite la comparaison des pourcentages de cancer chez les fumeurs et les non fumeurs à égalité de consommation d’alcool, de café, etc. ainsi que des expériences sur animal (badigeonnage sur la peau de souris de condensats de fumée - on n’a pas pu faire fumer des souris, mais seulement des crapauds, en trop petit nombre), analyses chimiques etc. C’est cet ensemble cohérent qui a fini par convaincre que le tabagisme est bien la cause, et la cause non seulement du cancer bronchique, mais de bien d’autres cancers et de maladies respiratoires et cardio-vasculaires. La durée de vie médiane est raccourcie d’environ 8 ans chez les fumeurs réguliers de cigarette. En France, d’après les calculs de C. Hill, le tabagisme tuerait près de 60’000 personnes.
P. : Mais ces personnes seraient mortes de toute façon ? Selon l’expression consacrée, "il faut bien mourir de quelque chose".
D.S. : Certes, mais il s’agit de morts prématurées. Les sujets auraient vécu plus longtemps.
P. : Et qu’en est-il alors résulté pour les décisions (gestions) individuelles ?
D.S. : Eh bien, pratiquement rien. Les médecins anglais ont certes diminué leur consommation, très probablement parce qu’ils avaient constitué un des échantillons d’enquête et avaient ainsi observé les dégâts sur eux-mêmes. Mais le public n’a pas suivi dans l’immédiat, et dans les autres pays aucune décision individuelle n’a été à la mesure de la connaissance : Homo Sapiens est l’homme qui sait, ce n’est pas l’homme sage !
P. : Et au plan collectif ?
D.S. : Bien des mesures collectives sont possibles, notamment l’accroissement des taxes sur le tabac, la réglementation de la consommation dans les lieux publics etc. Cependant la réduction des ventes de tabac occasionne un préjudice à de nombreuses catégories de personnes : planteurs, débitants de tabac (il y en a actuellement en France respectivement 40000 et 35000), entreprises de publicité, sans parler de l’État qui tire un énorme profit des taxes (actuellement plus de 40 milliards de francs par an). Et encore faudrait-il ajouter les sommes que les maladies liées au tabagisme rapportent aux médecins, aux chirurgiens, aux pharmaciens. Et pour pousser les choses à l’extrême, remarquer quel avantage résulte de décès, par cancer du poumon en particulier, intervenant juste à l’âge de la retraite ! La gestion collective suppose un bilan coût-avantage. Mais un bilan pour qui ? La seule solution souhaitable est un accord des parties démocratiquement adopté.
Il a fallu attendre, pour la mise en œuvre des mesures possibles, les années soixante-dix, voire quatre-vingt, pour la plupart des pays européens ; 1976 en France où la loi Veil a, en particulier, interdit la publicité à la radio, à la télévision, au cinéma et par voie d’affiche. En 1991, l’interdiction de publicité a été renforcée par la loi Evin en même temps qu’était décidée une nette augmentation du prix des cigarettes, pour la première fois depuis des décennies.
Au total, la consommation du tabac, à part une baisse importante pendant la guerre et des variations annuelles mineures, a grandi constamment depuis le début du siècle, puis a présenté un palier à partir de 1976, date de la loi Veil, et une diminution à partir des années 91, date de la loi Evin et de l’augmentation des tarifs. Mais elle reste beaucoup plus élevée qu’elle n’était avant la publication des enquêtes. Celles-ci n’ont donc joué qu’un rôle quasi nul dans les gestions individuelles mais sans doute ont-elles préparé le terrain et permis moins difficilement les décisions de type collectif.
La gestion collective du risque
P. : Et pour la gestion de type purement collectif, quels exemples pouvez-vous nous donner ?
D.S. : Je n’en choisirai qu’un, mais à propos duquel je voudrais évoquer quelques principes généraux allant le plus souvent contre des idées fortement ancrées dans l’esprit du public. Ce sera celui des lignes aériennes à haute tension.
J’ai assisté, il y a peu, dans une commune des Yvelines, concernée par ce problème, à une réunion d’habitants de la région. Quand l’orateur a communiqué aux assistants la conclusion d’un remarquable travail de synthèse :"les résultats épidémiologiques actuellement disponibles ne permettent pas d’exclure un rôle des champs magnétiques dans l’apparition de leucémies, en particulier chez l’enfant", ce fut un tollé : comment des soi-disant chercheurs de haut niveau peuvent-ils se contenter d’une conclusion qui n’est qu’une absence de conclusion ? C’est oui ou non, blanc ou noir, on veut savoir ! C’est là une première idée fortement ancrée dans l’esprit du publi : il n’admet pas l’incertain. Or celui-ci est toujours possible, soit parce que la conclusion nécessite des enquêtes immenses, soit parce qu’elles conduisent à des résultats contradictoires. Comme il faut bien agir, on devra pratiquer une gestion dans l’incertain.
Dans certains cas, le risque a une valeur quasi inconnue pour un effet très grave. C’est ce qui s’est produit pour l’encéphalite spongiforme bovine. On a recours alors à ce qu’on appelle, un peu pompeusement, le principe de précaution : c’est une sévérité des mesures telle qu’on l’adopterait si le risque était très élevé ; une démarche qui finalement rappelle le pari de Pascal incitant à agir comme si Dieu existait, bien que la probabilité de cette éventualité soit inconnue.
Mais ces cas sont l’exception. En général, on a une idée du risque en fonction de l’importance de l’exposition et on peut établir un "risque admissible". Celui-ci résultera d’un bilan entre les avantages et les inconvénients de la limite admise pour l’exposition au risque, il est tel que pour une exposition plus élevée les inconvénients l’emportent sur les avantages.
Dans le cas des lignes à haute tension, "l’inconvénient" serait - s’il existe - un nombre minime de leucémies chez l’enfant. Mais ce nombre, même minime, est-il tolérable ? Ne doit-on pas tout faire pour le réduire à zéro ? C’est bien ce que pensaient les assistants à la réunion que j’ai évoquée. "N’y eût-il qu’une leucémie en plus n’est pas tolérable, pensez donc, et si c’était votre enfant". Un contradicteur (je faillis l’être…) eût été lapidé ! Car le second principe fortement ancré dans l’esprit du public est que la santé n’a pas de prix. Or malheureusement la santé a un coût. En argent certes : les sommes disponibles sont limitées et le prix payé pour habiller Pierre déshabillerait Paul ; pour un danger incertain on va supprimer des crédits, entraînant des dangers certains. Ces coûts ne sont d’ailleurs, et de loin, pas les seuls à considérer. L’enterrement des lignes électriques entraînera très probablement des accidents du travail, peut-être plus nombreux et graves que les éventuelles leucémies.
P. : Mais que faire alors ?
D.S. : Dans le cas des lignes électriques, la solution raisonnable est sans doute de ne pas toucher aux lignes existantes, mais d’éviter les villes et villages pour les lignes futures.
(1) La lettre blanche n° 12 &emdash ; mars 1997, p. 5-8.
Pénombre, octobre 1997