A propos de l’enfance maltraitée (child abuse) et d’autres catégories nous exposons ici les réflexions de Ian Hacking, philosophe, professeur à Toronto.
Qu’y a-t-il de commun entre les éléments de cette liste ? « Hérédité, tempéraments, âges, sexes, éducation, lecture de romans, musique, spectacles, climats, saisons, onanisme, oisiveté » Ce sont des causes prédisposantes au suicide, présentées par J.P. Falret dans son ouvrage « De l’hypocondrie au suicide » cité par Ian Hacking. Ce philosophe des sciences canadien s’est attaché à interroger, d’un point de vue logique, les catégorisations dans les statistiques sociales et médico-sociales. Cette question, chez Hacking, est très fortement croisée à l’analyse critique des catégories du normal et du pathologique. Elle est aussi traversée par la crainte de la stigmatisation attachée à une déviance qui serait en quelque sorte produite par sa nomination.
Mr Hacking and Dr Grue
Nous avons découvert Ian Hacking par la lecture de son article La fabrique et la mise en forme de l’enfance maltraitée (The making and molding of child abuse). Son travail très particulier, celui d’un logicien intéressé par les conséquences politiques et sociales des concepts, nous a donné envie d’en savoir plus sur ce qu’il intitule un « nominalisme dynamique » et nous l’avons suivi à travers, La statistique du suicide au XIXe siècle (combinaison de deux modèles : causes médicales et physique sociale), La fabrique des gens (Making up people), Le plus pur nominalisme, L’énigme de Goodman : « vleu et usages de vleu » (bleu-vert ou vert-bleu) et Apprivoiser le hasard (The taming of chance).
Dans ce dernier ouvrage, Hacking montre comment, à la fin du XIXe siècle, il est devenu possible de considérer les modèles statistiques comme une forme d’explication et de considérer les lois du hasard d’une façon autonome qui permet de se dégager des explications déterministes. L’idée de nature a été remplacée par un modèle qui se réfère aux distributions de forme gaussienne et définit un homme normal. Par ailleurs, l’intérêt commun pour la statistique morale et les affaires criminelles et médico-légales, a fourni un nombre important d’inventaires statistiques. Les exemples de régularités sont pris parmi les phénomènes sociaux pathologiques : suicides, crimes, proportion des accusés condamnés par des cours de justice, ce qui montre, pour ainsi dire en creux, l’influence du pouvoir médico-légal. Les penchants au suicide, la propension au crime (ce qui conduit à définir des populations à risque ou des populations cibles) deviennent probabilités. Ces probabilités sont d’abord comprises comme lois causales qui déterminent la nature de chaque individu. Puis, plus tard, ces probabilités sont abstraites des individus et deviennent des penchants sans sujet, que Durkheim rapprochera des forces de gravité ou autres formes cosmiques, agissant de l’extérieur sur les hommes et sur la société. Ce qui retient, ici, notre attention, est, non pas le travail de réflexion de Hacking sur la co-existence de deux lois statistiques - des lois, d’une part, qui sont, en réalité parfaitement réductibles aux caractéristiques des individus qui composent le tout et, d’autre part, des lois durkheimiennes, extérieures aux individus qui composent le tout (1) - mais ce qu’il en tire au niveau de sa réflexion sur les catégories et sur la frontière du normal et du pathologique. Selon Hacking la problématique du hasard ignore souvent la co-existence de ces deux types de lois et cette problématique n’est jamais loin de la statistique médicale.
Dans La fabrique des gens, La fabrique de l’enfance maltraitée et dans son travail sur le « vleu », Hacking s’interroge sur la pertinence des catégories homosexuel, enfance maltraitée et « vleu » (grue), couleur-fiction, issue d’une construction logique étrange, empruntée à Goodman, combinant le vert et le bleu (green et blue en anglais, soit : « grue ») mais ne permettant pas d’anticipation (2).
Utiliser un nom pour une espèce quelconque, c’est vouloir faire des généralisations et former des anticipations concernant les individus de cette espèce. A l’inverse, nous apprenons aussi qu’un des moyens par lequel les choses en viennent à être considérées comme similaires, comme étant d’une certaine espèce et méritant leur nom, réside dans les anticipations que nous mettons en pratique et dans les inférences ou les arguments que nous sommes prêts à mobiliser. La classification ne se limite pas au tri : elle sert à prédire et lorsqu’elle s’accompagne d’une inflation d’arguments statistiques, elle est destinée à servir une action. Si la catégorie observée est considérée comme déviante, voire néfaste, elle sera combattue.
D’une catégorie l’autre
Les catégories, - homosexuels, enfance maltraitée, et vleu -, sont à la fois réelles et non réelles. Ce sont de pures fictions, mais il suffit de les énoncer pour qu’elles se remplissent. Goodman dit qu’elles ne sont pas naturelles mais pertinentes. On pourrait aussi les envisager comme un point de vue, un jugement de valeur, sur des extrémités de distribution. Ce que le centre censure ou refoule, tout à coup nommé, fabriqué et mis en forme : l’homosexualité, accent mis sur la bisexualité qui en chacun de nous désire le même ; le vleu, double structure logique qui ne permet pas de faire d’anticipation ; le criminel, part d’ombre que chacun porte en soi. Du même coup, ce qui avait été mis à l’écart de l’écart type viendrait tout à coup faire nombre et presque foule. Et surtout, se trouvent rassemblés. des éléments d’une très grande hétérogénéité. Ainsi se trouveraient mis ensemble l’enfant qui dort dans la même chambre que ses parents et l’enfant qui subit des sévices, l’un et l’autre entrant dans la catégorie « enfant maltraité » (child abuse). Ainsi verrait-on une incroyable inflation d’enfants mis à mal, la définition de la maltraitance étant elle-même bien floue, mais devenant une catégorie juridique à contenu variable selon les pays, accompagnée de la référence la plus large à la Convention internationale des droits de l’enfant. Celle-ci a fait entrer pour l’enfance maltraitée, comme c’est le cas pour l’ensemble des conventions internationales, la catégorie « enfance maltraitée » dans le « flou du droit », selon l’expression de Mireille Delmas-Marty, ou encore dans une zone où l’identité juridique a un contenu variable.
Une constatation s’impose : l’action à propos de l’enfance maltraitée s’est appuyée sur les chiffres, mais en même temps se réfère à une « population flottante » (enfants abandonnés, délaissés ou maltraités), dès les travaux préparatoires de la loi sur la protection des enfants maltraités ou moralement abandonnés de juillet 1889. Il s’agit « d’un ensemble composé d’enfants dont on estime le nombre à cent mille pour la France… Nous ne possédons aucune base pour cette estimation numérique : cependant, nous trouvons dans le rapport de M. le directeur de l’instruction primaire qu’en 1879, sur 219000 enfants de six à quatorze ans existant à Paris… 7000 n’ont pas fréquenté l’école. Prenant appui sur ce chiffre maximum, il ne nous semble pas téméraire d’affirmer qu’il existe à Paris une population flottante de plusieurs milliers d’enfants de moins de seize ans, vivant dans des conditions d’abandon moral ». Les personnes visées sont : « tout mineur de l’un ou l’autre sexe, dont les pères et mères sont morts, ou disparus, ou inconnus et qui n’a ni tuteur, ni parent légalement tenus aux aliments ; tout mineur que ses parents, tuteurs ou ceux à qui il est confié, laissent dans un état habituel de mendicité, de vagabondage ou de prostitution ; tout mineur dont les parents ou le tuteur, ou ceux à qui il est confié, mettent en péril la vie, la santé ou la moralité, par leur ivrognerie habituelle, leur inconduite notoire, par leurs sévices ou mauvais traitements, ou qui ont été condamnés pour un des crimes ou délits prévus aux articles 19 ou 20 de la présente loi ».
Si l’on se souvient que la campagne d’information précédant la mise en place d’un numéro vert (Service national d’accueil téléphonique pour l’en-fance maltraitée) et accompagnant la loi de 1989 était partie du chiffre de 50000 enfants maltraités, lancé par les associations militantes pour la protection de l’enfance, la permanence de la démarche ne peut que retenir l’attention et renvoyer aux constatations de Hacking. Quelques années plus tard, après qu’un dispositif d’observation ait été mis en place, lors du lancement du Guide méthodologique pour l’observation de l’enfance en danger, dans le texte de présentation du guide à la presse, une augmentation de la maltraitance était constatée bien que le chiffre de départ ait été le résultat d’une estimation.
Les résultats de la première observation systématisée étaient présentés de la façon suivante :
« Le nombre annuel d’enfants en danger s’élèverait à 45000 soit 10000 de plus que l’année dernière. Cette augmentation est la conséquence de deux phénomènes distincts : tout d’abord une sensible amélioration des dispositifs de centralisation des informations… Ce qui a permis de prendre en compte dans le dispositif d’observation près de 5000 cas supplémentaires ; d’autre part, une accentuation des problèmes d’ordre social fragilisant un plus grand nombre d’enfants de l’ordre de 5000 enfants de plus en danger. Ce chiffre est à rapprocher du chiffre d’augmentation du nombre de signalements transmis à l’autorité judiciaire, qui passe de 20 à 25000 ». Aujourd’hui, l’enfance maltraitée devient l’enfance en danger et regroupe les mineurs victimes de violence physique, d’abus sexuels, de cruauté mentale, et de négligences lourdes ayant des conséquences graves sur leur développement physique et psychologique.
Hacking rapporte qu’aux États-Unis, les chiffres de child abuse sont passés de 7000 victimes de sévices (abuse), en 1967-8, à 60000 en 1974, 1,1 million en 1982 et 2,4 millions en 1989. Mais, sur le 1,1 millions de 1982, 69739 relevait de la catégorie violences physiques, abus sexuels et négligences lourdes. Sur les 2,4 millions de 1989, 900000 ont été confirmés. La notion de child abuse a rejoint les problèmes éthiques liés à la réanimation des nouveaux nés atteints de malformations. En 1984, la Chambre des représentants a voté à une écrasante majorité un amendement de la définition de child abuse, incluant dans celle-ci, tout refus de soin à un enfant porteur de handicap mettant sa vie en danger.
Jusqu’où peut aller l’extension ?
Pour Hacking child abuse est une métaphore très efficace parce que sa propriété est de cesser instantanément d’être une métaphore. C’est aussi une métonymie qui peut avoir une efficacité très grande parce qu’une partie de cette catégorie peut être appliquée au tout et dont l’ambiguïté fait la force.
Avons nous bien compris ce qu’est le nominalisme dynamique, particulièrement dans sa relation avec l’enfance maltraitée ? Rien n’est moins sûr. L’enquête continue.
Elisabeth Zucker-Rouvillois
Bibliographie :
Durkheim Emile, Les règles de la méthode sociologique, Paris, 1895, ch. III.
Goodman Nelson : Faits, fictions et prédictions, les éditions de minuit, 1984.
Goodman Nelson : Manières de faire des mondes, ed. Chambon, Nîmes, 1990.
Hacking Ian : La statistique du suicide au XIXe siècle (combinaison de deux modèles : causes médicales et physique sociale) in Médecine et probabilités, journées d’études de 1979, édité par Anne Fagot, Didier érudition, 1982.
Hacking Ian : La fabrique des gens. (Macking up people) in, Thomas Haller et alii, eds, Reconstructing individualism, Stanford University Press, 1986
Hacking Ian : Concevoir et expérimenter, coll Epistémè essais, Christian Bourgois, 1989.
Hacking Ian : La fabrique et la mise en forme de l’enfance maltraitée (The making and molding of child abuse) Critical enquiry, 1990.
Hacking Ian : Apprivoiser le hasard (The taming of chance), Cambridge University press, 1990.
Hacking Ian : World making by kind making : child abuse for example, in How classification work (Essays in honour of Nelson Goodman), Edinbugh University press, 1992.
Hacking Ian : Le plus pur nominalisme. L’énigme de Goodman : « vleu et usages de vleu » Tiré à part, Edition de l’éclat, Paris, 1993.
L’observation de l’enfance en danger : guide méthodologique, Odas éditeur, Paris 1994.
Femmes et familles. De la loi à la chanson : convergences idéologiques. Université de Nantes 1979 (article communiqué par Marcela Iacub).
(1) A. Desrosières analyse cette co-existence p. 121 à 129 de son ouvrage « la politique des grands nombres », La Découverte, 1993.
(2) Goodman invente le prédicat de couleur « vleu » qui s’applique à toutes les choses examinées avant l’an 2000 et sont vertes ou à toutes les choses non examinées avant cette date et sont bleues.
Pénombre, Juillet 1995