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La politique à l’ombre du nombre

Anicet Le Pors navigue depuis longtemps dans les espaces quantitatifs. Il a ainsi consacré, pour ne parier que des dernières années, une partie de son temps et de son énergie au travail du groupe statistique du Haut Conseil à l’intégration dont l’objet de réflexion était le quantitatif pour parier mieux de l’immigration et de l’intégration. C’est sur un autre terrain que nous l’avons interrogé, terrain qui lui est cher et dont Pénombre ne s’était pas encore emparé : la politique.
 

Christiane Ducastelle : En quoi le nombre intervient-il en politique ?

Anicet Le Pors : La politique c’est aussi l’art du nombre. La démocratie qui repose sur l’expression par le vote a besoin de la définition d’une unité : le citoyen. Ce qui ne résout les choses qu’à moitié puisqu’il reste à définir le citoyen. Par exemple, l’étranger peut-il être citoyen ? La France a quasiment toujours choisi de confondre citoyenneté et nationalité et n’a jusqu’à très récemment connu que de très courtes périodes où le citoyen pouvait ne pas être national. Depuis les accords de Maastricht, on peut être citoyen sans être national. Nous avons connu des périodes de régime censitaire, où, entre parenthèses, on avait recours au nombre puisque le niveau de l’impôt permettait de définir le citoyen. Il a fallu attendre 1944 et le droit de vote accordé aux femmes pour que le citoyen ne soit plus défini que par son âge (encore le nombre) et sa nationalité. Ensuite, l’accès au pouvoir se fait par des mécanismes qui reposent sur l’agencement des nombres et leur combinaison : suffrages exprimés, système basé sur la représentation proportionnelle ou système majoritaire, à un tour, à deux tours etc.

C. D. : Nous reviendrons sur cet aspect, toutefois, peut-on dire que la politique ne puisse se passer du nombre ?

A. Le P. : Oui et non, car parallèlement l’expression politique a besoin de recourir à des termes qui sont irréductibles au nombre - masse, peuple, nation, opinion publique - qui traduisent le caractère messianique de la politique. L’organisation de la vie démocratique a, elle, besoin du nombre. Il y a plutôt une véritable dialectique entre le nombre, point d’appui obligé de la politique et le concept absolument essentiel lui aussi à l’expression politique.

C. D. : Dans la pratique, quelles en sont les conséquences ?

A. Le P. : Le nombre est au centre de tout puisque c’est lui qui va décider de l’accession au pouvoir. Et la définition des règles est prépondérante. Si l’accès au pouvoir est toujours réservé à celui qui peut s’affecter le nombre le plus grand, dans un contexte où le vote est égal, la manière de calculer est, chacun le sait, déterminante. Entre le choix d’un scrutin de type majoritaire ou proportionnel, les résultats en nombre de sièges sont excessivement différents et ont des répercussions directes sur la représentation majorité - minorité. Pour illustrer, je voudrais prendre non pas un exemple relatif aux élections législatives mais en rapport avec les discussions qui ont eu lieu en 1981 après la victoire de la gauche, sur la participation des communistes au gouvernement. La participation du PC au gouvernement pouvait être d’une importance différente suivant que l’on prenait comme règle de se référer au poids politique parlementaire ou au poids des suffrages obtenus. Dans les faits les règles qui ont déterminé le nombre de ministres communistes ont été celles qui ont été dictées par le vainqueur. Le parti communiste avait, aux élections législatives de juin 1981, obtenu 16,2% des voix. Pour un gouvernement de quarante-deux membres, sa représentativité en suffrages dans l’ensemble des votes de gauche aurait dû lui attribuer un quart des ministres, soit une dizaine, sa représentativité parlementaire cinq, six et il en a eu quatre. Et encore faudrait-il évoquer le poids des portefeuilles. On pourrait appeler cela la vie du nombre...

C. D. : Le choix du système électoral, c’est-à-dire de la combinaison des nombres, ne garantit pas l’égalité des citoyens dans leur représentation ?

A. Le P. : La Constitution définit le vote comme universel, égal et secret. Egal, chaque vote doit peser autant que l’autre vote dans la conduite des affaires. Or ce principe est biaisé. Les débats sur le type de scrutin, proportionnel qui seul assure une représentation fidèle des citoyens, ou majoritaire qui s’éloigne de ce principe pour permettre une efficacité à l’action gouvernementale sont toujours d’actualité et les variations dans les modes de scrutin le montrent. Mais l’égalité tend à gagner du terrain ; ainsi la combinaison retenue pour les élections des conseils municipaux fait maintenant une place à la représentation proportionnelle.

C. D. : Pour l’homme politique le nombre est d’abord une sanction ?

A. Le P. : Il est évident que le nombre est un couperet pour l’homme politique ; une fois la règle de désignation choisie et quelle que soit cette règle, l’espace quantitatif se réduit pour lui à deux éléments : rien et tout, zéro et un, élu ou pas élu. Cependant, le nombre n’est sanction que si l’on reste dans le champ électif ; l’homme politique peut se mettre sur un autre terrain sans être soumis au nombre ; la réflexion politique ne se situe pas uniquement sur le terrain de la représentation ; il existe des gens influents et peu représentés. Le PC a toujours fait référence à la notion d’influence. Les notions d’ingérence et d’humanitaire montrent bien que l’on peut faire de la politique sans être soumis au nombre.

C. D. : Ainsi, le nombre et l’influence se combineraient pour définir les rôles de la majorité et de la minorité ?

A. Le P. : La définition mathématique est simple, plus de 50%, moins de 50%. C’est une quantité infime qui peut définir la majorité et par là même la minorité. Et les grandes décisions politiques ont souvent été prises à une voix près : la mort de Louis XVI ou le choix de la République. L’Histoire bascule pour "e" mais cet "e" ne vaut que par les 50% auxquels il est lié.

Ainsi, le changement qualitatif naît du quantitatif qui traduit un mouvement d’accumulation de propositions de volonté ; prenez la comptabilisation des cahiers de doléances, elle posait en permanence le problème du nombre alors que la transformation était qualitative.

La loi majoritaire est-elle la démocratie ou est-ce le consensus qui est la démocratie ? La loi majoritaire froidement appliquée est la solution paresseuse ou dictatoriale ; ce qu’il faut rechercher c’est une combinaison des deux permettant la prise en compte de la majorité dominante et de la minorité existante. Bertrand de Jouvenel donnait à la minorité un rôle de service public. Edgar Faure en parlait comme d’une majorité d’idées. La fonction de la minorité est certainement de créer des tensions et il n’y a aucune raison de la réduire en se fondant uniquement sur un comptage lié à un scrutin.

C. D. : Le nombre a-t-il d’autres conséquences que la sanction du pouvoir ?

A. Le P. : La loi du nombre se traduit par des effets de seuil qui ont des conséquences matérielles ou psychologiques très importantes. C’est le seuil de votants atteint qui influe non seulement sur l’élection mais également sur le financement des partis dans la mesure où il y a remboursement ou non des frais de campagne. Il y a donc une véritable crainte du nombre et on retombe sur ce que l’on disait de l’effet couperet. Ainsi, le nombre est porteur d’espoir en même temps qu’il est source de crainte ; aux élections européennes, "5,1%" représente l’avenir, alors que "4,9%" c’est l’échec. Au delà il y a les conséquences stratégiques : après avoir échoué aux élections européennes, j’ai considéré que le résultat indiquait qu’il n’y avait pas de "raccourci" dans ce processus de décomposition recomposition de la gauche.

Psychologiquement, le fait de se retrouver avec un pourcentage de votants à deux chiffres ou à un chiffre est très fort. Il existe des barres qu’il est difficile de remonter. De même, l’attribution des numéros d’ordre des panneaux d’affichage électoral peut se révéler dramatique ; à Nanterre, par exemple, le panneau n°1 non tenu par le maire de Nanterre a des effets psychologiques très négatifs dans un contexte de perte de terrain du PC qui est passé de trois cantons à un canton maintenant.
 


 

C .D. : Quels travers voyez-vous dans l’utilisation du nombre par les responsables politiques ?

A. Le P. : Mon expérience du centralisme démocratique est riche en réflexions. Ainsi, si l’on examine la façon dont sont votés les textes lors des congrès du Parti on trouve, un texte de base unique et un nombre fantasmagorique d’amendements (au dernier congrès il y avait 13 000 amendements), mais ce qui importe, c’est "un", c’est "le" texte. Le texte de base est en fait approuvé au départ par un quart ou un tiers des communistes. Puis ce texte se trouve être approuvé par un proportion croissante dans les instances plus élevées au fur et à mesure de la discussion. Lors de l’avant dernier congrès, en 1990, le texte de fond avait été approuvé par 98,2% des voix ; lors du dernier congrès par 96,5% des voix. Le nombre valorise la thèse et la thèse s’impose au nombre. On peut réfléchir sur le 2% de différence, est-ce le signe d’une avancée dans la pratique de la démocratie ou au contraire le signe d’une régression ? En fait, le nombre sert à valider le messianisme ; on assiste à une validation quantitative de la légitimité ; c’est le nombre qui fonde le passage du messianisme à la légitimité.

L’exemple pris au PCF vaut pour les autres, voir la comptabilisation du poids des tendances au PS ou la rivalité Chirac-Balladur dans les sondages.

C. D. : Que dire du commentaire des chiffres par les hommes politiques ?

A. Le P. : Les résultats d’élections entraînent le plus souvent un contentement généralisé de tous les partis, hormis quelques cas d’échec cuisant. Cela vient du fait qu’il est difficile d’accepter une défaite qui conduit nécessairement à une remise en cause des options choisies. Or, on ne sait que trop que l’on peut expliquer tout et le contraire de tout, quelles que soit les variations de chiffres pour peu que l’on y mette la dose suffisante d’à-peu-près, voire de malhonnêteté. On arrive toujours à démontrer que la défaite n’est pas si forte, ou qu’il n’y a pas de défaite du tout, par exemple en comparant des résultats d’élections de types différents ou en reportant à des populations de référence qui ne sont plus les mêmes.

C D. : La vie politique française, telle qu’elle est organisée, révèle-t-elle des particularités quant à nos rapports aux nombres dans l’exercice de la politique ?

A. Le P. : Ce qui est frappant, c’est le caractère sacré du nombre "2". Nous avons une vision binaire de la politique entre droite et gauche et à l’intérieur de ces familles on observe encore une bipolarisation. A droite entre les orléanistes et les bonapartistes, à gauche entre les réformistes et les révolutionnaires. En dehors de quelques vicissitudes, depuis deux siècles on vit en France dans un cadre bipolaire. Même la recomposition est recherchée par rapport à ce rythme, par exemple le repositionnement a pu être pensé avec Le Pen ou anti Le Pen, écologistes ou productivistes...

C. D. : Il existe quand même des situations où il est difficile de s’affranchir du nombre ?

A. Le P. : Oui et quand le nombre gêne tant que l’on n’ose pas expliquer ou accepter l’explication qui s’impose, on sort du quantitatif et on fait appel à des notions qui sont qualitatives.

propos recueillis par Christiane Ducastelle
 


 

 

 

 
Pénombre, Octobre 1994