Au Conseil européen des 21 et 22 juin à Bruxelles, on devait remplacer le système de vote décidé au traité de Nice par un nouveau. Les jumeaux Lech et Jaroslaw Kaczyński, respectivement président et premier ministre de la Pologne, manifestant fortement leur point de vue, se sont dits prêts « à mourir pour la racine carrée ».
Quelle procédure de décision collective choisir, aboutissant à des engagements contraignants pour chacun des 27 participants de l’UE avec des poids démographiques très variables ? Rappel : lesdites entités souveraines ont des populations variant de 400 000 habitants (Malte) à 82 000 000 (Allemagne). Une solution simple consiste à dispenser certains participants d’être tenus par les décisions dans certains domaines (au hasard : la Grande-Bretagne bénéficie d’une dérogation pour la coopération judiciaire et policière). Une autre consiste à repousser aux calendes grecques une mise en œuvre : « nous avons trouvé un accord satisfaisant toutes les parties » applaudissements nourris, nombreuses photos, mais on maintient le compromis de Ioannina jusqu’en 2017 !
Rappelons aussi la solution mise en œuvre par les États-Unis : un système bicaméral avec une chambre des représentants où le nombre des députés est strictement proportionnel à la population des états et un sénat où chaque état bénéficie d’un nombre égal de sénateurs (deux) à l’exception toutefois du district de Columbia (Washington) qui n’est représenté nulle part. Si la solution semble éprouvée, n’oublions pas qu’elle a été mise à rude épreuve lors de débats fédéraux particulièrement controversés (abolition de l’esclavage : 1861-1865).
Pour en revenir à l’Europe, la procédure en vigueur résulte du traité de Nice (2001) et de la déclaration n° 20 (qui anticipait l’Europe à 27). Elle prévoit une répartition des voix, indiquée dans le tableau ci-dessous, et une majorité qualifiée de 255 voix sur 345, donc d’un peu moins de 74 % des voix. Une clause complémentaire autorise les États à demander que la population de ceux ayant approuvé la décision représentent au moins 62 % des habitants de l’Union.
C’est dans ce contexte qu’apparaît la proposition de la racine carrée. Elle a été élaborée en 1946 par le mathématicien anglais L. Penrose, qui planchait sur un éventuel système de vote à l’ONU. Elle prévoit d’accorder à chaque État un nombre de voix proportionnel à la racine carrée de sa population et de fixer le seuil d’adoption d’une décision à un pourcentage des voix qui dépend du nombre d’États de l’assemblée. L’idée a été reprise et exposée en 2004 par Karol Źyczkowski et Wojciech Słomczyński, tous les deux de l’Université Jagellonne de Cracovie, l’un physicien théorique et l’autre mathématicien, dans un article intitulé Voting in the European Union : the square root system of Penrose and a critical point. Ils y expliquent la distinction entre le pourcentage du nombre de voix et la « force du vote », force que l’on peut mesurer par l’indice de Banzhaf. Cet indice mesure en gros le poids que détient l’État dans le système de vote en calculant parmi l’ensemble des coalitions possibles d’États le pourcentage de celles auxquelles il participe et qui obtiennent la majorité (ouf !).
L’article, très intéressant, fondé sur des mathématiques somme toute élémentaires (il s’agit de dénombrements), mais d’une lecture parfois un peu aride, démontre que l’attribution d’un nombre de voix proportionnel à la racine carrée de la population permet d’obtenir une force de vote proportionnelle à la population. D’où également le seuil de 62 % des voix pour la majorité qualifiée (qui correspond au seuil fixé en terme de population à Nice), très inférieur aux quasi-74 % des voix actuellement nécessaires. Le système proposé (le P 62) ou compromis jagellonnien disposerait alors d’une légitimité mathématique.
Un blog QLOG voué à la physique quantique a remis en circulation cet article. Son auteur, Sebastiao Correia, docteur en physique théorique, travaille dans le privé sur des problèmes d’optimisation et d’informatique décisionnelle et, accessoirement, étudie toute proposition en ce domaine…
Soyons tranquille, le débat public risque de se résumer en un « bon sens populaire » prônant la simplicité et la proportionnalité à la population, dont une simple visualisation graphique du résultat montre pourtant le caractère insupportable pour les petits États, et la tranquille assurance de l’ignorance satisfaite qui va critiquer, au choix, les ignobles technocrates (version Nice) ou les mathématiciens fous (version racine carrée) aux choix opaques et non démocratiques.
Pour finir, notons que les jumeaux Kaczyński se sont sans doute laissés emporter par leur enthousiasme d’extracteurs de racine (ou par leur germanophobie), car leur part en pourcentage des voix qui est de 7,8 % selon le traité de Nice (chiffre égal au poids de la population polonaise dans l’Union européenne) passerait à 6,5 % selon la racine carrée.
François Sermier
Pays | Population | Nice | Racine |
Allemagne | 82 422 299 | 29 | 32,7 |
France (métro) | 61 044 684 | 29 | 28,1 |
Royaune-Uni | 59 911 586 | 29 | 27,9 |
Italie | 58 133 509 | 29 | 27,4 |
Espagne | 45 116 894 | 27 | 24,2 |
Pologne | 38 518 241 | 27 | 22,3 |
Roumanie | 22 303 552 | 14 | 17,0 |
Pays-Bas | 16 335 706 | 13 | 14,5 |
Grèce | 11 043 798 | 12 | 12,0 |
Portugal | 10 605 870 | 12 | 11,7 |
Belgique | 10 472 842 | 12 | 11,6 |
Rép. Tchèque | 10 235 455 | 12 | 11,5 |
Hongrie | 9 981 334 | 12 | 11,4 |
Suède | 9 042 568 | 10 | 10,8 |
Autriche | 8 192 880 | 10 | 10,3 |
Bulgarie | 7 385 367 | 10 | 9,8 |
Danemark | 5 450 661 | 7 | 8,4 |
Slovaquie | 5 439 448 | 7 | 8,4 |
Finlande | 5 231 372 | 7 | 8,2 |
Irlande | 4 062 235 | 7 | 7,3 |
Lituanie | 3 585 906 | 7 | 6,8 |
Lettonie | 2 274 735 | 4 | 5,4 |
Slovénie | 2 010 347 | 4 | 5,1 |
Estonie | 1 324 333 | 4 | 4,1 |
Chypre (noon turque) | 815 927 | 4 | 3,3 |
Luxembourg | 474 413 | 4 | 2,5 |
Malte | 400 214 | 3 | 2,3 |
Union Européenne | 491 816 176 | 345 | 345 |
N.B. : la dernière colonne répartit les 345 voix proportionnellement à la racine carrée de la population (on notera les problèmes d’arrondi) .