Un géomètre le soleil reprend les verticales
Phare lent d’ombre
Michel Deguy
IL Y A DIX ANS, nous pouvions faire état de la jeunesse de Pénombre, des richesses portées par ses membres en nombre croissant. Après quinze années d’existence de l’association, celui qui s’enquiert de Pénombre et de ce que nous faisons en vient inéluctablement à cette question : « et quel est le résultat ? »
Nous ne sommes pas de nature à nous laisser impressionner par des indicateurs de performance tous plus biaisés les uns que les autres et nous retournerions volontiers la question : comment mesurer un résultat en la matière ? Mais entre nous, il nous arrive d’évoquer des réponses possibles. Nous vient d’abord à l’esprit l’un des seuls cas où la démarche de Pénombre, un « groupe de travail » puis une « nocturne », s’est conclue par l’abandon d’un protocole de chiffrage critiqué de toutes parts, le PMSI psy, le Péhaimécy Roi qui doit quitter son royaume après s’être aveuglé de technologie statistique utilisée contre nature. Mais le succès ne fut que de courte durée et les successeurs du PMSI mériteraient de se retrouver mis en scène dans un nouvel épisode théâtral.
Sur quelques autres sujets, l’association aura pu trouver une audience assez large, même sans influer beaucoup sur les pratiques critiquées ou mises en doute. Cette audience croît souvent à raison de la synchronisation de notre travail collectif interne avec l’actualité, pour être prêts au bon moment : sortir une Lettre blanche au nouvel an lorsque les chiffres de la délinquance revenaient en janvier de chaque année ou réunir une nocturne sur l’évaluation des lycées au moment de la sortie du palmarès fondé sur les résultats au bac… Profiter de ces marronniers ou anticiper les débats publics, comme pour la réforme des retraites, de l’assurance maladie ou la mise en place de la LOLF, nous assure une meilleure diffusion.
La présence précoce de Pénombre sur l’Internet n’est pas à négliger, même si son effet est beaucoup plus diffus. Les statistiques de fréquentation du site ne disent pas tout et en surfant sur le web on retrouve des textes de Pénombre sur d’autres sites, parfois hélas sans référence à la source.
Mais prétendre avoir changé durablement le mode d’utilisation des chiffres dans les médias et les débats politiques serait bien présomptueux. Un constat honnête serait plutôt celui d’une dégradation, allant de pair avec une présence toujours plus massive du nombre sous des formes de plus en plus diverses. Après avoir été cantonné aux articles sérieux, il est devenu aussi indispensable que le pain quotidien (chiffre du jour), il a obtenu droit de cité dans la titraille, surtout en une, l’infographie a multiplié les formes de représentation de l’info chiffrée et enfin - ce n’est pas le moindre pour Pénombre - les chiffres sont eux-mêmes objet de débat, qu’il s’agisse de chiffres officiels (indice des prix, chômage, pauvreté, inégalités) ou de chiffres d’origine non identifiée mais souvent liés à l’origine des personnes concernées (nombre de musulmans, familles polygames, mariages forcés…).
Alors ici Pénombre est sur son territoire et sa voix devrait porter. Hélas, il est notoire que les médias et les politiques sont dans la schizophrénie la plus complète. L’affaire du « 9,8 », le taux de chômage évalué par l’Insee mais non reconnu officiellement à cause de son décalage par rapport aux annonces antérieures, est exemplaire. Certes, la presse n’a pas manqué de relater l’affaire, les éditoriaux y sont revenus plusieurs fois. Mais ensuite, personne n’a contredit le candidat à l’élection présidentielle qui, s’appuyant sur ces chiffres suspects, se prévalait des succès gouvernementaux dans la lutte contre le chômage. L’affaire de la perte de confiance dans l’indice des prix ou la poudre aux yeux qui est généreusement distribuée avec les indicateurs de performance de la LOLF donnent la même impression.
Un tel cynisme collectif a de quoi désespérer les producteurs de chiffres encore animés par des valeurs de rigueur intellectuelle, de transparence et de rationalité. Pénombre est alors au moins un point de repère, un endroit où l’inquiétude face à cette situation peut encore être partagée. Car il ne faut pas négliger ceci : l’un des succès de Pénombre est d’avoir permis de partager des expériences individuelles, de constater que d’un sujet à l’autre, délinquance, éducation, santé, immigration, ce sont bien les mêmes travers qui détournent les chiffres d’un usage raisonné et raisonnable. Le dossier noir est épais, son IMC (indice de masse corporelle supposé mesurer l’obésité) a de quoi inquiéter. Comme l’obésité, le mauvais usage du chiffre serait-il le mal du siècle, une épidémie ? Nous n’avons pas encore trouvé le vaccin. Faut-il alors arrêter les recherches ? Non, amis de Pénombre, rassurez-vous, nous n’avons pas l’intention d’arrêter parce que la démagogie chiffrée semble l’emporter. Nous continuons, pour le salut du nombre et en comptant sur vous !
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