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Le Ravi et ses classements

LE RAVI est édité par l’association La Tchatche à laquelle tous les lecteurs peuvent adhérer. Son objet est de favoriser le débat sur les enjeux politiques, sociaux, économiques, culturels et environnementaux communs aux habitants de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, à travers l’organisation de rencontres, d’événements, et, bien entendu, en publiant le mensuel régional « qui-ne-baisse-jamais-les-bras ! »

Un extrait du numéro 81.

Le principe même du palmarès pose problème au statisticien. Quelque part, l’idée du classement suppose qu’existe une relation d’ordre. Cela veut dire qu’on est dans l’unidimensionnel, que tout a été aplati dans une seule direction, et c’est cette direction unique qui va donner l’ordre final. Or, pourquoi vouloir, dans tous les champs, décider d’un premier, d’un dernier ? Finalement, une relation d’ordre complète, c’est « on décide de ne rien regarder », c’est résumer l’information selon une manière forcément organisée.

Mais de manière générale, la statistique n’est pas désincarnée du monde qu’elle mesure. Faire des statistiques, c’est appliquer des définitions conventionnelles. Compter quelque chose, cela veut dire qu’on a su l’identifier, et qu’on est alors capable de rajouter un petit bâton dans la case : compter les terrains de boules, cela suppose qu’on sait ce qui est terrain de boules et ce qui ne l’est pas. La statistique a besoin de définitions précises. Ainsi, les nombres que l’on fabrique pour mesurer le monde proviennent de la façon dont on le perçoit, dont on le conçoit. Et puis, à l’inverse, il y a rétroaction : le monde étant perçu à travers les statistiques, elles contribuent finalement à le déterminer. Est-ce d’abord la perception du monde qui fait la statistique ou la statistique qui fait le monde ? C’est une question du type « poule et œuf », mais il reste que cela participe à façonner l’esprit du temps et à transmettre la vision dominante. La statistique est inévitablement un outil de pouvoir.

Les gens qui font de la mesure, statisticiens, enquêteurs, etc. sont conscients de tout cela. Ils échappent à la réification du nombre, et sont d’autant moins impressionnés par lui qu’ils connaissent les conditions de sa construction. À l’opposé, les médias sont complètement aveuglés par le nombre, ou plutôt, l’idéalisent, et confondent l’ombre portée avec la chose mesurée : le chiffre, pour simplifier, représente la réalité.

Le citoyen, de son côté, est dans une position de fascination/répulsion pour le nombre. Il en sait l’importance et le recherche, il en a un peu peur et s’en méfie, bref, il oscille. Mais il renonce trop souvent à exercer son esprit critique. La phrase classique est « les chiffres, on leur fait dire ce que l’on veut ». Une réponse possible est « les mots aussi ». À quoi il conviendrait d’ajouter « mais avec les mots, ça se remarque... et vous ne laissez pas dire n’importe quoi ». C’est que, le chiffre, il faut le connaître, connaître son contexte, son mode de collecte, et bien sûr avoir un minimum de technique. Le politique, dans son rapport au chiffre, n’est pas très différent du citoyen. Mais lui sait ce qu’il veut et, quelque part, l’aspect technique, l’aspect contextuel, il va le laisser de côté, osera une instrumentalisation du chiffre, presque maîtrisée. Cette tendance est de plus en plus marquée. Et surtout, elle témoigne de l’air du temps, qui croit, ou veut faire croire, que tout est quantifiable, mesurable, et que cela permet d’agir ou de comprendre. Que l’humain est réductible à des choix rationnels et objectivables.

Le palmarès du Ravi pointe cela. En quelque sorte, les palmarès sont une sorte de matérialisation grand public d’une fonction d’utilité, cette fonction fantasmée par les économistes selon laquelle tout choix, pour tout individu, est décidable de manière objective, parce que chacun sait toujours ce qu’il gagnera en tout à choisir A plutôt que B. Qui se déciderait pour un lieu de vie au seul regard d’un palmarès ? Personne, bien sûr. Le lieu de résidence est totalement sous contrainte (j’ai une maison, située là où elle est parce que mes parents l’ont fait construire là, etc). Mais on se réconforte en lisant les palmarès, on se dit, finalement, qu’il peut ou qu’il pourrait y avoir des raisons objectives à ce choix. On se donne l’illusion de se dégager de ses propres contraintes. Alors qu’on participe, avec cette illusion entretenue par les médias et les politiques, à une vision bien libérale des choses.

François Sermier
Propos recueillis par Nicolas Meunier, Le Ravi n°81 janvier 2011

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