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Le fou comptant

"Smautf aurait aimé être ce bon élève récompensé. Son regret de n’avoir pas fait d’études s’est avec les années transformé en une passion maladive pour les quatre opérations. Au tout début de leurs voyages, il avait vu dans un grand music-hall de Londres un calculateur prodige, et pendant ses vingt ans de tour du monde, lisant et relisant un traité défraîchi de récréations mathématiques et arithmétiques qu’il avait trouvé chez un bouquiniste d’Inverness, il s’adonna au calcul mental, et il était capable, à son retour, d’extraire des racines carrées ou cubiques de nombres de neuf chiffres avec une relative rapidité. Au moment où cela commençait à devenir pour lui un peu trop facile, il fut saisi par la frénésie des factorielles :

1 ! = 1 ; 2 ! = 2 ; 3 ! = 6 ; 4 ! = 24 ; 5 ! = 120 ; 6 ! = 720 ; 7 ! = 5 040 ; 8 ! = 40 320 ; 9 ! = 362 880 ; 10 ! = 3 628 800 ; 11 ! = 39 916 800 ; 12 ! = 479 001 600 ; (...) ; 22 ! = 1 124 000 727 777 607 680 000, soit plus d’un milliard de fois sept cent soixante-dix-sept milliards !

Smautf en est aujourd’hui à 76 ! mais il ne trouve plus de papier au format suffisant et en trouverait-il, il n’y aurait pas de table assez grande pour l’étaler. Il a de moins en moins confiance en lui, ce qui fait qu’il recommence sans cesse ses calculs.

Il y a quelques années, Morellet a essayé de le décourager en lui apprenant que le nombre qui s’écrit 999 c’est-à-dire neuf puissance neuf à la puissance neuf, qui est le plus grand nombre que l’on puisse écrire en se servant uniquement de trois chiffres, aurait, si on l’écrivait en entier, trois cent soixante-neuf millions de chiffres, qu’à raison d’un chiffre par seconde, on en aurait pour onze ans à l’écrire, et qu’en comptant deux chiffres par centimètre, le nombre aurait mille huit cent quarante-cinq kilomètres de long ! Mais Smautf n’en continue pas moins à aligner sur des dos d’enveloppes, des marges de carnets, des papiers de bouchers, des colonnes et des colonnes de chiffres".

Georges Perec
La vie, mode d’emploi, Hachette 1978, Le livre de poche, 1986, p. 85-86.
 
Texte proposé par Jean de Garlande
 


 

 
Pénombre, Mars 1994