D’ UN TABLEAU IMAGINÉ par Pierre Michon à la grève des travailleurs sans papiers.
Les voilà, dit la quatrième de couverture du roman de Pierre Michon, les Onze (Verdier, 2009).
Oh, comme on les voudrait là : Billaud, Carnot, Prieur, les deux Prieur, Couthon, Robespierre, Collot, Barère, Lindet, Saint-Just, Saint-André. Ils incarnent le Comité de salut public, qui instaura en 1794 le gouvernement révolutionnaire de l’an II, représenté dans un tableau attribué à François Élie Corentin, le « Tiepolo de la Terreur ».
Comme on voudrait que les Onze qui ont présidé à l’organisation du mouvement des travailleurs sans papiers (CGT, CFDT, Solidaires, FSU, UNSA, Ligue des droits de l’Homme, Cimade, RESF, Femmes-Égalités, Autremonde, Droits devant !) connaissent une telle postérité, inspirent dans un peu plus de deux siècles, un conteur qui saurait dire, comme Pierre Michon, le dur labeur des Maliens et de ceux qui, venus d’Afrique, bâtissent et font les grands travaux d’aujourd’hui, comme les Limousins ont construit « au large de La Rochelle, autant dire en pleine mer, les grands apparaux de guerre, des digues de Babel bien cimentées de ciment limousin, sang et boue » et plus tard bâti les levées qui longent la Loire.
Les Onze, en leur temps, célébrés et honnis comme toujours les gens de gauche qui pensent qu’un monde meilleur est possible.
Onze, le nombre de ceux qui se heurtent à la bêtise et à la peur, ou à une frilosité qui laisse faire, au nom de la liberté, les crimes qui s’opèrent à bas bruit et s’insurge lorsque la rigueur s’abat sur ceux qui les commettent.
Visionnaires parce que réalistes, décidés à faire passer un message de solidarité et de fraternité entre des hommes écrasés par un système de domination implacable. Décidés à montrer que celui qui vient d’ici est le même que celui qui vient d’ailleurs, décidés à montrer qu’un pauvre est aussi important qu’un riche et un ignorant qu’un lettré.
Dans les Onze, cependant, à quelques variantes près, les mêmes courants en 1794 qu’en 2011, les mêmes déchirements qu’aujourd’hui (on voudrait pouvoir crier combien tout cela est schématique et mortifère face aux adversaires prêts à tout !).
Pierre Michon nous dit « Les trois partis donc, si on veut, la trinité, une trinité éclatée avec ses trois grands rôles : Robespierre qui était les Droits de l’Homme personnellement ; Danton qui était le plus las, qui ne lui disputait plus ce titre, qui faisait mine de freiner le mouvement mais glissait de toute sa grosse masse emballée vers le couperet ; Hébert et ses masses, les exagérés, les populistes ou bolcheviks je ne sais ni ne veux savoir, qu’on a pris l’habitude, à juste titre ou pas , de considérer comme la lie de la terre, et qui espéraient encore faire pièce à Robespierre. Cette trinité, c’est l’image d’Épinal : il y avait une multitude d’autres partis, tout aussi vrais mais moins spectaculaires, qui se greffaient sur cette trinité, en jouant telle hypostase contre les deux autres, pour sauver son pouvoir ou sa peau, ce qui était en ce temps la même chose. »
Mais le parallèle devrait s’arrêter là. Il ne s’agit pas, en effet, aujourd’hui de personnes : qui pourrait peindre les Onze qui ont soutenu le mouvement des travailleurs sans papiers ? Oui, bien sûr, nous en voyons un ou deux qui se dessinent avec une écharpe rouge ou une silhouette bien reconnaissable, mais, s’ils conduisent le mouvement, ils sont d’abord des représentants ou des porte-parole de leur organisation. Moins de panache sans doute, pas de souliers à boucle, chapeau à la Henri IV et cocarde, plumet à la nation. Des habits de pékin…
Onze, aujourd’hui, serait multitude. C’est du moins ce qu’on voudrait rêver, ce que l’on voudrait croire. La vérité en peinture1 une déconstruction de l’image où chacun ne parlerait que par la voix de tous.
Elisabeth Zucker-Rouvillois
1. Jacques Derrida, La vérité en peinture, Champs Flammarion, 1978.