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Les chiffres de la guerre

La seconde guerre du Golfe a débuté le 20 mars 2003 ; le 21 mars, les troupes américaines comptaient 6 morts. La fin des combats majeurs a été annoncée le 1er mai. À cette date, les troupes alliées comptaient 171 soldats tués. Six mois plus tard, le 31 octobre, le bilan des morts depuis l’engagement des troupes s’élevait à 415, dont 359 soldats US, 51 soldats anglais et 5 soldats d’autres nationalités.
 
 
Nous sommes le 1er novembre. George W. Bush a déclaré la fin des opérations militaires majeures voici 6 mois exactement. Trois jours auparavant, tous les médias diffusaient une même information :

“ L’après-guerre plus meurtrier que la guerre pour les Américains : l’état-major américain a confirmé mardi soir que le nombre total des victimes américaines depuis la fin des combats (116) était supérieur aux pertes américaines durant la guerre (115). ” (Libération).

“ Les soldats américains tués en Irak plus nombreux depuis la fin de la guerre : 116 contre 114. ” (Le Monde).

Remontons deux mois plus tôt, le 29 août précisément. D’autres communiqués étaient alors largement repris par les médias, tels quels :

“ Plus de militaires américains ont été tués en Irak depuis la fin des combats majeurs dans ce pays annoncée le 1er mai que pendant le conflit lui-même, entre le 20 mars et le 1er mai, selon un bilan présenté hier par le Pentagone. ”

“ Ce dernier décès porte à 277 le nombre de militaires tués depuis le lancement de l’opération “ Liberté de l’Irak ”, a précisé le lieutenant-colonel de l’armée de l’air Cynthia Colin. Parmi ces morts, 139 ont été tués après l’annonce le 1er mai de la fin des combats majeurs en Irak par le président américain George W. Bush. Ce bilan fait état d’un mort de plus que celui de 138 Américains tués entre le 20 mars, date du début des opérations militaires de la coalition américano-britannique en Irak, et le 1er mai, après la chute de Bagdad et du régime de l’ancien président irakien Saddam Hussein. ”

La divergence des deux décomptes ne manque pas de surprendre : 277 militaires tués au combat entre le 20 mars et le 29 août (un peu plus de 5 mois), mais 230 ou 231 entre le 20 mars et le 26 octobre (7 mois). Les différents médias (quotidien, radio, télé), à ma connaissance, n’ont pas rapproché ces chiffres pourtant diffusés par tous.

D’où viennent donc les chiffres ? Lorsqu’un décès de militaire américain se produit, le CENTCOM (le Commandement central américain) produit un communiqué avec les seuls faits bruts : date, heure, circonstances, unité concernée. Lorsque les familles ont été averties, le DOD (Department of Defense) publie un communiqué indiquant le nom du soldat décédé, son âge, son unité et sa ville de résidence.

Le gouvernement américain ne procède pas à un pointage permanent de ces informations mais dresse irrégulièrement des bilans à date. Le décompte des décès de soldats américains n’est donc rendu possible que grâce à des organisations non gouvernementales qui suivent ces communiqués et mettent l’information en forme avant de la publier1, ce qui tranche avec les précédents conflits (Corée, Vietnam) durant lesquels seule l’information gouvernementale était disponible.

Un examen rapide de ces décomptes montre que les bilans de fin août et de fin octobre sont exacts mais qu’ils correspondent à deux configurations différentes : celui du 29 août correspond à l’ensemble des tués, toutes causes confondues, celui du 26 octobre aux militaires tués dans des opérations de guerre ou de guérilla. Or, pour la première période (mars et avril), 83 % des décès étaient dus aux hostilités, contre 55 % depuis la fin des combats (les autres décès sont imputables à des accidents, des maladies, des suicides…).

Le plus souvent, les médias ont délivré une information brute de décoffrage et, surtout, n’ont pas mentionné les changements de base des décomptes. Ainsi, en mai et en juin, journaux, radios et télévisions ont repris la formule consacrée dans les communiqués de l’AFP et de Reuters : “ Ce décès porte à … le nombre de soldats américains tués dans des attaques en Irak depuis le 1er mai, date à laquelle le président George W. Bush a déclaré la fin des opérations militaires majeures ”.

Puis, vers le début juillet, le décompte est devenu de plus en plus rare et a pratiquement disparu des journaux radio et TV, pour resurgir autour du 24 juillet, alors que le nombre des tués dans des attaques depuis le 1er mai approchait la cinquantaine et avant de s’estomper dès les premiers jours d’août, les attaques devenant moins fréquentes et, surtout, la canicule occupant largement les esprits.

Le 26 août, alors que les derniers flashs radio avaient fait état de 63 morts le 20 août et que deux décès avaient été mentionnés les jours suivants, l’information claquait brutalement : “ le Pentagone estime que 139 militaires américains ont été tués depuis la fin officielle de la guerre ; soit un mort de plus que pendant la guerre elle-même, selon un bilan présenté ce mardi par le commandement américain. ”

Le passage de 65 à 139 morts s’est effectué sans commentaire à la radio et à la télévision et a été à peine explicité dans les quotidiens.

Depuis cette date, les annonces de décès ont été régulièrement relayées par les médias français, mais à nouveau le décompte cumulé est devenu plus rare, jusqu’au 9 octobre, date à laquelle les troupes américaines enregistraient 3 nouveaux décès mais aussi s’approchaient du seuil des 100 soldats tués depuis la fin officielle des combats. Puis le décompte s’est à nouveau effacé jusqu’à l’annonce du 29 octobre et est devenu très attentif avec le bilan catastrophique du 2 novembre : “ 123 soldats américains ont trouvé la mort (sans compter l’attaque de l’hélicoptère) dans des actions hostiles en Irak depuis le 1er mai, date à laquelle le président George W. Bush a annoncé la fin des principales opérations militaires, selon un bilan du Pentagone ” (Libération du 3 novembre).

Ces différents éléments attirent donc l’attention sur le traitement des chiffres par les médias qui s’y attachent d’autant plus que ces données sont symboliques : “ 50 ”, “ 100 ”, “ plus que pendant les combats eux-mêmes ”, et se contentent souvent de reproduire les dépêches des agences.

Daniel Cote-Colisson
 
 
1 - La liste la plus rigoureuse est sans doute celle que propose une ingénieure en génie civil californienne, Pat Kneisler. Constatant en mai dernier que les chiffres annoncés par George W. Bush ne concernaient que les soldats tués dans des opérations de guérilla, elle a décidé de découvrir pour elle-même combien exactement de garçons américains mouraient en Irak avant de proposer ses travaux à un journal édité sur Internet, le Daily Kos, d’obédience démocrate et ouvertement anti-Bush. Sa liste, intitulée “ Iraq Coalition Casualty Count ”, est publiée à l’adresse : http://lunaville.org/warcasualties/Summary.aspx
 
 
Pénombre, Décembre 2003