Le 6 juin 1995, Alain Juppé a adressé à ses ministres des lettres de mission leur fixant pour chacun des objectifs précis. Ainsi, Jean-Louis Debré, ministre de l’Intérieur, s’est-il vu assigner « l’objectif d’obtenir, dès l’an prochain, une réduction de 5% des faits de délinquance et de criminalité »(1).
S’agit-il de réduire les faits de délinquance ou leur constatation qui en mesure seule la quantité ? On peut prendre les paris que le ministre de l’Intérieur présentera un résultat correspondant à la demande, légèrement supérieur à 5%, une petite décimale ajoutant à la crédibilité des chiffres ? Le produit final dépendra pour beaucoup du théorème de Demonque(2), qui, pour ceux ayant oublié leurs antisèches, s’énonce ainsi : « sur une courte période, les statistiques de la délinquance varient en proportion de la popularité du ministre de l’Intérieur auprès des agents chargés du collationnement des données qui les fondent ».
Pénombre rappelle avec plaisir au directeur général de la police nationale quelques techniques élémentaires lui permettant à bon compte de faire plaisir à son ministre : par exemple, se contenter de noter sur les relevés de main courante des faits qui auparavant auraient pu faire l’objet d’un procès-verbal, affecter les îlotiers dans le seizième arrondissement plutôt qu’en Seine-Saint-Denis, ne plus interpeller les usagers et usagers-revendeurs de cannabis pour faire diminuer de deux-tiers les infractions à la législation sur les stupéfiants, ne plus intégrer dans les crimes d’homicide les tentatives, quasi-toujours correctionnalisées par les parquets… etc(3). Pour les techniques un peu plus sophistiquées, nos spécialistes consultent en dehors des heures de service.
Cet objectif ainsi formulé risque cependant de perturber une fois de plus les relations police-gendarmerie, le ministre de la Défense n’ayant, quant à lui, reçu aucune instruction de réduire la délinquance dans de semblables proportions. Quant au ministre de la Justice, doit-on mesurer l’efficacité de son action à l’augmentation ou à la diminution du nombre de peines de prison prononcées par les juges ?
Et si tout simplement l’on en profitait, à l’instar du rôle qu’a commencé à tenir le Haut Conseil à l’intégration en matière d’immigration, pour créer une instance scientifique pluridisciplinaire qui fixerait les règles méthodologiques et déontologiques relatives à l’ensemble des chiffres relatifs à la sécurité publique, pour éviter toute manipulation dans leur élaboration et leur présentation ?
Jean-Paul Jean
(1) Le Monde du 8/06/95.
(2) Pénombre nû5 octobre 1994.
(3) Bruno Aubusson de Cavarlay, Trafic de chiffres, Pénombre n°3
Pénombre, Juillet 1995