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Les leçons de Marianne

"Aujourd’hui, nul n’ignore plus que, outre les 170000 clandestins qui ont officiellement demandé à être régularisés, de 200000 à 300000 se sont abstenus de toute démarche parce qu’ils se savaient hors critères". C’est dans Marianne (14 au 20 septembre 1998), sous la plume de son directeur Jean-François Kahn. Le lecteur assidu de Pénombre qui connaît bien le sujet, doit se dire : "enfin du nouveau sur la question". JFK ne donne pas lui-même sa méthode d’estimation. Il laisse ce soin à sa collaboratrice, Perrine Cherchève, qui signe, deux pages plus loin, un article intitulé en toute modestie "La vérité sur les clandestins, combien sont-ils ? d’où viennent-ils, comment, pourquoi et à quel prix ?" C’est ce que l’on appelle avoir réponse à tout. Morceaux choisis…

"[…] Voilà plus de vingt ans que tout le monde, administrations comprises, s’accommode d’approximations douteuses, en s’en remettant à cet absurde postulat : les estimations, même les plus raisonnables, sont sujettes à caution. Résultat, chacun croit ce qu’il veut, ou ce qu’on veut bien lui faire croire. […] Les chiffres et les données sur l’immigration clandestine (son ampleur, sa nature, ses filières, ses flux) sont effectivement imprécis. Ils n’expliquent pas tout, et à eux seuls ne règlent rien. Nous vous livrons ceux que nous avons réussi à établir, en toute impartialité. Et en espérant qu’ils contribuent à ramener les uns et les autres à une plus juste appréciation… 250000 immigrés clandestins. S’il n’existe pas de statistiques irréfutables, la raison en est simple : 300000 personnes pénètrent chaque jour sur le territoire national (touristes, hommes d’affaires, étudiants, personnes en transit, etc.) et, vu leur nombre, les contrôles sont forcément partiels. Néanmoins, l’opération de régularisation permet de penser que la France compte désormais 250000 immigrés clandestins. Comment obtient-on ce chiffre ? En procédant par élimination.

Lorsque le gouvernement a instauré des critères préalables à l’attribution de papiers (liens familiaux, ancienneté du séjour) il s’attendait à ce qu’un nombre important d’irréguliers n’y répondant pas, restent dans la clandestinité. Partant de ce raisonnement, le ministère de l’Intérieur considère qu’un immigré illégal sur deux environ a déposé une demande de régularisation et propose le calcul suivant : comme 150000 dossiers "sérieux ont été enregistrés auprès des préfectures, il y aurait donc actuellement 300000 à 350000 irréguliers sur le territoire français. Et cette estimation sera ramenée à 250000, une fois achevée l’opération de régularisation qui procurera des cartes de séjour à 100000 personnes environ".

Ainsi grâce à Marianne, nous savons enfin combien il y a de clandestins en France. Ou plutôt grâce au ministère de l’Intérieur, qui ignorant évidemment la répartition des clandestins, entre ceux qui ont déposé une demande de régularisation et ceux qui ne l’ont pas fait, a eu recours à l’hypothèse d’équirépartition : 50/50.

Cette hypothèse qui ne dit pas son nom est un grand classique de l’usage du nombre dans les questions de société. Ainsi le nombre, au mieux outil de connaissance, au pire instrument du mensonge est ici masque de l’ignorance. Mais oui chère Marianne, masque de l’ignorance.

Pierre Tournier

 
Pénombre, Décembre 1998