Résumé de l’épisode précédent.
Le 23 juin 2006, lors de son assemblée générale, la société secrète P-nom-brrr (soupçonnée depuis longtemps d’activités subversives) projetait un enregistrement pirate(1). Le texte, très compromettant pour le ministre de l’Économie puisqu’il révèle une manipulation volontaire des chiffres de la croissance, est publié dans un journal du soir, Le Nombre.
Chiche qu’on inverse les chiffres, et qu’ils n’y verront que du feu ? »
Cette phrase tournait dans la tête d’Herbert Bâtisseur de la Bonne, alias OSS 3,141592. Il venait d’être chargé de mettre la main sur le traître qui avait vendu au journal Le Nombre l’enregistrement de la réunion où le ministre avait préparé sa conférence de presse du 31 mars 2006, où il devait prononcer pour la première fois sa fameuse devise « tous les indicateurs sont au vert ! »(2). L’enregistrement qu’H. réécoutait en boucle portait sur la préparation du graphique qui devait illustrer cette audacieuse affirmation :
- La croissance... Là, y a un hic : j’ai +2,2 en 2004, et +1,3 en 2005...
- Zut, c’est vrai, c’est en baisse, ça va faire tache ...
- Chiche qu’on inverse les chiffres, je te parie qu’ils n’y verront que du feu... »
Dès le début, cette phrase lui avait paru étrange. Elle ne collait pas avec le reste. Omettre délibérément de parler des chiffres qui fâchent, comme la dette, soit. Choisir des échelles astucieuses sur les graphiques pour arriver à un résultat séduisant, passe encore. Mais échanger le chiffre de la croissance 2004 avec celui de 2005, c’était prendre un risque énorme : un journaliste découvrirait forcément le pot aux roses.
H. avait le graphique sous les yeux : sous le titre « Le radar de l’économie française », une ligne sombre donnait la situation « il y a un an », et une autre, claire, celle d’ « aujourd’hui », nettement plus favorable. La croissance, par exemple, passait de 1,3 à 2,2. Les chiffres semblaient donc bien avoir été échangés. Dans les documents qu’il avait collectés pour l’enquête, H. avait deux graphiques fournis à la presse par le ministère, le 5 juillet 2006. Deux « radars », encore. Il s’aperçut tout à coup que l’un d’eux était exactement le même que celui du 31 mars. Oui, le même, mais avec une légende différente : en mars, il y avait bien « il y a un an / aujourd’hui », mais en juillet, c’était devenu « 2e semestre 2005 / 2e semestre 2004 »... C’était un peu fort... C’est alors qu’il lut la même minuscule note, en bas à gauche des deux graphiques : « rythme annualisé de croissance second semestre 2004 et second semestre 2005 ».
Était-il possible que le rythme annualisé de croissance soit passé de 1,3 à 2,2 entre le 2e semestre 2004 et le 2e semestre 2005, alors que la croissance annuelle était, elle, passée, inversement, de 2,2 à 1,3 entre 2004 et 2005 ? H. rassembla ses vieux souvenirs de mathématiques, et se précipita sur une calculatrice. L’autre graphique de juillet donnait une comparaison premier semestre 2005 - premier semestre 2006, toujours en rythme annualisé. Il y avait +0,3 % pour la croissance au 1er semestre 2005. Combinés avec les 2,2 du deuxième semestre de la même année... racine carrée de 1,003 fois 1,022... on était bien entre 1,2 et 1,3 pour l’année 2005. Et pour 2004 ? Avec 1,3 au 2e semestre, pour arriver à 2,2 sur l’année, il fallait un chiffre très élevé pour le premier semestre... ah ! zut, les graphiques ne donnaient pas le premier semestre 2004... Obstiné, H. fouilla dans ses documents, trouva des séries longues trimestrielles données par l’Insee et reconstitua un +3 % pour le premier semestre 2004. Un dernier calcul, et... bingo ! Cela faisait bien 2,2 pour l’année 2004.
Et voilà : la croissance avait bien été de 2,2 % en 2004, et de 1,3 % en 2005, en totale contradiction avec la déclaration du ministre lors de cette conférence de presse du 31 mars 2006 : « tous les indicateurs sont au vert ». Mais la croissance annualisée du deuxième semestre 2004 avait été de 1,3 %, et celle du deuxième semestre 2005 de 2,2 %. Il suffisait donc de mettre cette progression en avant, en cachant discrètement la comparaison annuelle 2004 - 2005. C’est ce qui avait été fait.
Restait ce fameux enregistrement : la phrase s’y trouvait bien. Il avait donc été trafiqué avant d’être donné au Nombre, mais c’était indécelable. Seul un informaticien de génie avait pu arriver à un tel résultat. Mais qui, et dans quel but ?
(à suivre)
Françoise Dixmier
(1) Il s’agit d’un sketch imaginé et joué par quelques Pénombriens lors de l’assemblée générale, autour des « radars de l’économie française ». Ces graphiques, fournis à la presse par le ministère, sont censés refléter la bonne santé de l’économie française en montrant sa progression chiffrée dans sept domaines : emploi, consommation, investissements, exportations, pouvoir d’achat, finances publiques et croissance. L’un de ces graphiques a été reproduit et commenté dans le n°43 (« Attention au radar »).
(2) Madame Voynet aurait porté plainte pour dénonciation calomnieuse.
Ndlr : en annonçant que le taux de croissance du 2e trimestre 2006 avait été de 1,1 %, notre ministre des Finances a précisé : « Cela fait 4,4 % par an ». Comme le taux de croissance du troisième trimestre a été quasi nul, le ministre annoncera-t-il « Cela fait 0 % par an » ?